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Essai sur quelques catégories de la sociologie compréhensive.

24 Mai 2018 , Rédigé par intelligentsia.tn Publié dans #sociologie

 

Essai sur quelques catégories de la sociologie compréhensive [2] (89)

 

Par Max Weber

[1913]

 

1Signification d'une sociologie « compréhensive ».

 

PP :6-9

 

 Comme tout devenir, le comportement [Verhalten] humain (« externe » ou « interne ») manifeste au cours du développement des enchaînements et des régularités. Ce qui, du moins au sens plein, est propre uniquement [428] au comportement humain, ce sont des enchaînements et des régularités dont le développement se laisse interpréter de façon compréhensible. Une « compréhension » du comportement humain obtenue par interprétation comporte tout d'abord une « évidence » spécifique qualitative de degré très variable (98). Le fait qu'une interprétation possède un degré particulièrement élevé d'évidence ne prouve encore rien en soi quant à sa validité empirique. En effet, un comportement individuel semblable quant à son développement extérieur et à son résultat peut dépendre des constellations de motifs les plus diverses, dont la plus évidente du point de vue de la compréhension n'est pas toujours celle qui Se trouvait effectivement en jeu. La «compréhension » d'une relation demande toujours à être contrôlée, autant que possible, par les autres méthodes ordinaires de l'imputation causale avant qu'une interprétation, si évidente soit-elle, ne devienne une  « explication compréhensible » [verständliche Erklärung] valable (99). C'est l'interprétation rationnelle par finalité [zweckrationale Deutung] qui possède le plus  haut degré d'évidence. Nous appelons comportement rationnel par finalité celui qui s'oriente exclusivement d'après les moyens qu'on se représente (subjectivement) comme adéquats à des fins saisies (subjectivement) de manière univoque. Il n'y a pas que l'activité rationnelle par finalité qui nous est compréhensible : nous « compre­nons » également le développement typique des affections et leurs conséquences typiques pour le comportement. Les frontières du « compréhensible » sont variables dans les disciplines empiriques. L'extase et l'expérience mystique, de même que, avant tout, certaines sortes de relations psychopathiques ou encore le comportement des petits enfants (ou aussi celui d'animaux, dont nous n'avons pas à nous occuper ici), ne sont pas accessibles à notre compréhension et. à notre explication compréhensive [ verstehende Erklärung] dans la même mesure que d'autres processus. Non point que l'« anormal » échappe comme tel à l'explication compréhensive. Au contraire, la réalité absolument « compréhensible », en même temps que la plus « simple » à saisir comme correspondant à un « type de justesse » [Richtigkeitstypus] (nous expliquerons plus loin le sens de cette notion), peut précisément consister en l'acte qui dépasse de loin la moyenne. Ainsi qu'on l'a souvent dit : il n'est pas nécessaire d'« être César pour comprendre César » (100). Sinon l'historiographie n'aurait plus de sens. A l'inverse, il existe également des processus d'ordre « personnel» et « psychique» qui passent pour des agissements tout à fait  quotidiens, dont l'enchaînement ne possède en général pas cette évidence qualitativement spécifique qui caractérise le compréhensible. Tout  comme de nombreux processus psychopathiques , le mécanisme  d'un certain nombre de phénomènes d'exercice mnémonique et intellectuel [4291 n'est que partiellement « compréhensible ». C'est pourquoi les sciences de la compréhension traitent les régularités observables de cette sorte tout à fait comme des constantes de la nature physique.

 

L'évidence spécifique du comportement rationnel par finalité ne signifie naturellement pas que l'interprétation rationnelle devrait spécialement être considérée comme le but de l'explication en sociologie. On pourrait tout aussi bien affirmer le contraire si l'on tient compte soit du rôle que jouent dans l'activité humaine certaines « émotions » et certains « états affectifs » irrationnels par finalité, soit du fait que toute étude compréhensive rationnelle par finalité se heurte sans cesse à des fins qui ne peuvent plus, de leur côté, être interprétées comme des « moyens » rationnels en vue d'autres fins mais qu'il faut tout bonnement accepter comme des directions de l'activité qui échappent à une interprétation rationnelle plus complète - même si leur origine peut encore en l'occurrence faire l'objet d'une explication compréhensive d'ordre « psychologique ». Il est vrai, cependant, que le comportement qui se laisse interpréter rationnellement constitue la plupart du temps l'«idéaltype» le plus approprié dans les analyses sociologiques d'enchaînements compréhensibles : la sociologie aussi bien que l'histoire font avant tout des interprétations de caractère « pragmatique », à partir d'enchaînements compréhensibles de l'activité. C'est ainsi que procède par exemple l'économie politique quand elle construit rationnellement la notion d' «homme économique». La sociologie compréhensive fait en général de même. En effet, son objet spécifique ne consiste pas en n'importe quelle « disposition intérieure » ou comportement extérieur, mais en l'activité [ Handeln ]. Nous désignerons toujours par «activité» (en y comprenant l'omission volontaire et l'acceptation) un comportement compréhensible, ce qui veut dire un comportement relatif à des « objets » qui est spécifié de façon plus ou moins consciente par un quelconque sens (subjectif) « échu » ou « visé ». La contemplation bouddhique ou l'ascèse chrétienne de conviction ont pour les agents une relation subjectivement significative à des objets d'ordre « intime » et la libre disposition économique et rationnelle de biens matériels de la part d'un individu est significativement relative à des objets d'ordre « extérieur ». L'activité spécifiquement importante pour la sociologie consiste en particulier en un comportement qui

 

1) suivant le sens subjectif visé par l'agent est relatif au comportement d'autrui, qui

 

2) se trouve coconditionné  au cours de son développement par cette relation 'significative [ sinnhafte Bezogenheit ] et qui

 

3) est explicable de manière compréhensible à partir de ce sens visé (subjectivement). On peut également compter au nombre des phénomènes qui comportent une relation subjectivement significative au monde [430] extérieur et spécialement au comportement d'autrui, les actes émotionnels et les « états affectifs » qui sont importants, mais seulement indirectement, pour le développement d'une activité, tels le « sentiment de la dignité », l' « orgueil », l' « envie » ou la «jalousie». Ce qui intéresse la sociologie dans ces phénomènes, ce ne sont pas leurs aspects physiologiques ni, suivant la terminologie d'il y a quelques années, leurs aspects dits psychophysiques , tels la courbe des pulsations, les retards dans le temps de réaction ou autres manifestations de ce genre, ni non plus les données psychiques brutes, telle la combinaison des sentiments de tension, de plaisir ou de douleur qui permettent de caractériser ces manifestations. Au contraire-, la sociologie opère sa propre différenciation en se fondant sur les relations significatives  typiques (surtout d'ordre externe) de l'activité et c'est pour cette raison que - comme on le verra encore - la « rationalité par finalité » lui sert précisément d'idéaltype pour pouvoir évaluer la portée de ce qui est « irrationnel par finalité». Ce n'est qu'au cas où l'on voudrait caractériser le sens (visé subjectivement) par cette relation comme formant l' « aspect interne » du comportement humain - façon de parler qui n'est point sans danger ! - que l'on pourrait dire que la sociologie compréhensive considère ces phénomènes « dans leur intérieur », étant entendu qu'il ne s'agit nullement dans ce cas de faire le dénombrement de leurs manifestations physiques ou psychiques. Les seules différences dans les qualités psychologiques d'un comportement ne sont donc pas comme telles importantes pour nous. La similitude de la relation significative n'est pas liée à la similitude des constellations « psychiques » qui se trouvent en jeu, tout vrai qu'il soit que des différences de chacun de ces aspects peuvent être déterminées par l'autre. Une catégorie comme celle de la « recherche du profit » n'appartient vraiment à aucune espèce de psychologie. En effet, la « même » recherche de la « rentabilité » dans une « même » entreprise commerciale peut non seulement rester la même en cas d'un changement de propriétaire dont les traits de caractère seraient absolument hétérogènes, mais elle peut aussi être déterminée directement, en ce qui concerne l'identité de son développement et de son résultat final, par des constellations « psychiques» ultimes et des traits de caractère opposés; de plus, les aspirations ultimes qui sont décisives (pour la psychologie) peuvent n'avoir aucune espèce d'affinité. Les  processus dont le sens n'est pas subjectivement  relatif  au comportement d'autrui ne sont cependant pas pour autant indifférents du point de vue de la sociologie. Ils peuvent au contraire  impliquer les conditions décisives et par, conséquent les motifs déterminants [431] de l'activité. En ce qui concerne les sciences de la compréhension, l'activité est pour une large part significativement  relative au monde extérieur qui est par lui-même étranger à la signification, ainsi qu'à des objets et des événements de la nature : l'activité de l'homme économique isolé que l'on construit théoriquement l'est entièrement et exclusivement. Les phénomènes dépourvus de « relativité significative » subjective, tels l'évolution du nombre des décès et des naissances ou les processus de sélection des types anthropologiques ou encore les données psychiques brutes, jouent à titre de « conditions » et de « conséquences » d'après lesquelles nous orientons notre activité significative, un rôle aussi important pour la sociologie compréhensive que les faits de la climatologie ou de la physiologie végétale pour l'économie politique.

 

Les phénomènes de l'hérédité par exemple ne sont pas compréhensibles à partir d'une signification visée subjectivement, et ils le sont naturellement d'autant moins que les déterminations scientifiques de leurs conditions sont établies avec plus d'exactitude. Supposons que l'on parvienne un jour - nous avons parfaitement conscience de nous exprimer a la manière d'un non-spécialiste -à établir un enchaînement approximativement univoque entre, d'une part, le degré de présence de qualités et de tendances déterminées, sociologiquement importantes, par exemple celles qui favorisent soit la naissance d'aspirations à des espèces déterminées de puissance sociale soit les chances d'y atteindre - par exemple  la capacité d'orienter rationnellement l'activité en général ou bien d'autres qualités intellectuelles désignables en particulier - et, d'autre part, un quelconque indice phrénologique ou encore le fait d'être issu de certains groupes humains reconnaissables à des signes caractéristiques quelconques. La sociologie compréhensive devrait évidemment tenir compte au cours de ses recherches de ces faits spéciaux tout comme elle prend en considération la succession des âges typiques, de la vie et la mortalité des hommes en général. Sa propre tâche ne commencerait pourtant qu'au moment précis où il faut expliquer par interprétation :

 

1) Par quelle activité significativement relative, à des objets du monde extérieur ou, le cas échéant, à leur monde intérieur, les êtres doués de ces qualités. héréditaires spécifiques ont-ils cherché à réaliser les contenus de leur, aspiration qui se trouvent déterminés ou favorisés par ces qualités, dans quelle mesure y sont-ils parvenus, pourquoi ont-ils réussi ou échoué ?

 

2) Quelles ont été d'autre part les conséquences compréhensibles de cette aspiration (conditionnée par l'hérédité) pour le comportement significativement  relatif d'autres -hommes ?

 

 

[1]      Les appels de notes avec des lettres en minuscules (a, b, c…) sont celles de Max Weber, les autres, en chiffres arabes (1, 2, 3), sont celles du traducteur. JMT.

[2]      En plus des explications fournies par Simmel (dans les Problemen der Geschichtsphilosophie) et de quelques travaux personnels plus anciens, je renvoie également aux remarques que Rickert a faites dans les Grenzen der naturwissenschaftlichen Erkenntnis, 2e édition, et aux divers travaux de K. Jaspers (spécialement aujourd'hui son Allgemeine Psychopathologie) (90). Les divergences dans la construction des concepts qui peuvent nous séparer de ces auteurs ainsi que de l'ouvrage toujours essentiel de F. Tönnies Geminschaft und Gestilschaft (91), ou des travaux de Vierkandt (92) et d'autres ne signifient pas toujours des divergences d'opinion.. Outre les travaux que nous venons de signaler, il faut aussi mentionner du point de vue méthodologique ceux de Gottl (Herrschaft des Wortes) (93) et de Radbruch (en ce qui concerne la catégorie de la possibilité objective) et encore, quoique plus indirectement, ceux de Husserl (94) et de Lask (95). De plus, on s'apercevra sans peine que si la, construction des concepts accuse certaines analogies extérieures avec celle de R. Stammler (dans Wirtschaft und Recht) (96) nous sommes en opposition complète, quant au fond avec les théories de cet auteur qui est un juriste aussi éminent qu'un théoricien social funeste, semant la confusion. Cette divergence est tout à fait intentionnelle. La manière de construire les concepts sociologiques est dans une proportion vraiment prépondérante une question d'opportunité. Nous ne sommes pas obligés de former toutes les catégories que nous avons construites (sub 5-7). Nous les avons développées en partie pour montrer ce que Stammler « aurait dû entendre ». La deuxième partie de cet article est un fragment d'un exposé, écrit depuis quelque temps, qui était destiné à servir de fondement méthodologique à des recherches positives, entre autres une contribution (Wirtschaft und Gesellschaft) à un traité collectif qui doit paraître prochainement (97). D'autres fragments de cet exposé paraîtront peut-être ailleurs, si l'occasion s'en présente. La lourdeur pédantesque de notre formulation répond au vœu de séparer rigoureusement le sens visé subjectivement de celui qui est valable objectivement (en quoi nous nous éloignons partiellement de la méthode de Simmel).

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