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La Société du risque .

23 Janvier 2012 , Rédigé par intelligentsia.tn Publié dans #sociologie

Dans La Société du risque (1986), Ulrich Beck constate un changement dans la configuration de la société, en raison du développement industriel et technologique, où la question centrale est désormais la répartition du risque. Il s'interroge également sur une société à venir dans le cadre de la mondialisation où la valeur de l'avenir pourrait être le cosmopolitisme.

Beck insiste en partie sur la tolérance au risque qui, selon lui, en baissant, augmente la demande d'assurabilité. Cependant, prenant l'exemple de l'industrie nucléaire et de la longévité des déchets nucléaires, qui est selon lui mise en avant en raison du changement climatique et de la hausse des prix du pétrole, il critique « les acteurs qui sont censés garantir la sécurité et la rationalité - l'État, la science et l'industrie - » dans la mesure où « ils exhortent la population à monter à bord d'un avion pour lequel aucune piste d'atterrissage n'a été construite à ce jour. » [1].

Selon lui, les choix à faire sont entre des « solutions également dangereuses », mais « dont les risques sont qualitativement trop différents pour être aisément comparés. » [1] Or, précisément, les « gouvernements adoptent (...) une stratégie de simplification délibérée » en présentant « chaque décision particulière comme un choix entre une solution sûre et une solution risquée tout en minimisant les incertitudes de l'énergie nucléaire et en focalisant l'attention sur le changement climatique et la crise pétrolière. »[1]

Concepts[modifier

 

 

 

I . Sur le volcan de la civilisation : les contours de la société du risque

  1 : Logique de la répartition des richesses et logique de la répartition des risques
  2. Epistémologie politique de la société du risque

II. Individualisation de l'inégalité sociale : formes d'existence et déclin de la tradition dans la société industrielle

   3. Par-delà les classes et les couches sociales
   4. Je suis moi : oppositions, relations et conflits entre les sexes à l'intérieur et à l'extérieur de la famille
   5. Individualisation, institutionnalisation et standardisation des modes de vie et des modèles biographiques
   6. Déstandardisation du travail : de l'avenir de la formation et de l'activité professionnelle

III. Modernité réflexive : généralisation de la science et de la politique

   7. Une science au-delà de la vérité et la rationalité émancipatrice ? Réfléxivité et critique de l'évolution scientifico-technique
   8. Pas de limite à la politique : gestion politique et mutation technico-économique dans la société du risque

 
 
On ne sait quelle attitude adopter face à ce livre paru en 1986 et dont la traduction nous parvient avec 15 ans de retard ! D'un côté, on reste confondu par la richesse foisonnante et la précocité des analyses qui font de ce livre pionnier un livre fondateur pour la réflexion écologiste mais, d'un autre côté, cette précocité et ce foisonnement ne vont pas sans d'inévitables confusions que de nombreux débats ont permis d'éclaircir depuis. Si la critique est facile après-coup elle n'en est pas moins une mise à jour nécessaire après la chute du mur de Berlin qui ouvrira l'ère impériale où la domination de la société marchande est encore plus totale.

A l'époque, c'est surtout l'analyse de l'individuation et de l'éclatement des solidarités de classe au profit d'une "lutte de classe des risques" qui a été au coeur des débats politiques et de l'inscription de la "société du risque" dans l'élaboration d'une "troisième voie" marquée par une certaine impuissance politique, à la suite de Bell et Giddens, bien que dans une version plus progressiste sans doute. Cet aspect de la polémique a beaucoup perdu de son importance, par le triomphe de ces thèses depuis la faillite de l'URSS, tant l'individuation s'est encore accélérée au détriment des solidarités de classe. Le thème de la répartition des risques, où les seules solidarités restantes sont territoriales face à un risque menaçant toute la population locale, a trouvé aussi ses limites qui sont celles d'une sociologie géographique, bien que ce soit un réel problème à certains endroits, comme à Toulouse

Il faudra examiner ce qui situe ce livre dans un certain social-libéralisme et qui ne se réduit pas au dépassement de la lutte des classes qu'André Gorz avait annoncé il y a longtemps dans ses "Adieu au prolétariat" sans renoncer à la libération de l'économie, mais ce qui est le plus contestable sans doute dans ce livre, c'est son titre de "Société du risque" qui prétend rassembler sous une notion de risque élargie et confusionnelle un ensemble de transformations sociales différenciées (modernité réflexive, individuation et risques scientifiques). On ne peut mettre sur le même plan risques industriels, incertitudes scientifiques et insécurité sociale. Cette notion très idéologisée du risque souligne pourtant, contrairement à d'autres comme Gilder, son aspect négatif d'insécurité qui est la contrepartie de la mobilité sociale. Le fait que ce livre soit sorti peu de temps après Tchernobyl et, sa traduction ici, juste après la catastrophe de Toulouse renforce donc plutôt le malentendu car son contenu est loin de se réduire à ces questions de risque industriel, même s'il commence et se termine par là.
 

La modernisation achevée

L'insécurité que la société du risque impose à l'humanité tourmentée a aussi une autre face : elle lui permet de trouver et d'activer un progrès de l'égalité, de la liberté et de la possibilité de se constituer soi-même que promet la modernité. 488 (pour quelques uns!)

L'objet de ce livre est la post-modernité ou, ce qu'Ulrich Beck appelle, comme Anthony Giddens, la modernité réflexive ou la détraditionnalisation de la société industrielle plus que la notion de risque. Le concept d'Empire apparu depuis l'effondrement du communisme apporte sans doute, dans son caractère englobant, et pour tout dire totalitaire, ce qui manque à cette "société du risque" voulant exprimer surtout la situation d'une modernisation achevée ne connaissant plus d'extériorité, tout comme l'Empire universel, et dont les risques ne sont plus extérieurs, naturels, mais sont devenus internes, produits de la rationalisation et de la science mais aussi de la politique, du Droit et de la "démocratie". La Société du "spectaculaire intégré" annonçait déjà le triomphe de la marchandise recouvrant toute communication. Toni Négri étend à l'Empire le constat de la société-usine effaçant les frontières entre travail productif et vie privée. Dans le même esprit, Ulrich Beck montre que le triomphe du système industriel brouille les limites entre nature et société, jusqu'à l'internalisation de la nature au processus industriel et à la civilisation. "Face au risque internalisé, il n'y a plus d'indépendance". "L'extérieur disparaît. Les conséquences sont internes" 377 Le risque devient global, systémique, invisible et autoréférentiel. "La société du risque est une société de la catastrophe. L'état d'exception menace d'y devenir un état normal" 43 mais le risque systémique est devenu l'enjeu politique d'une guerre civile, plutôt qu'une lutte de répartition des risques, et la lutte contre le terrorisme, justifiant l'intervention militaire de l'Empire, ouvre de nouveaux territoires à la circulation des marchandises.

L'interprétation qu'en donne la revue TIQQUN donne plus de force à ces hypothèses que la notion indifférenciée de risque ou même que la notion de modernité réflexive dont la signification n'est pas aussi claire, bien qu'elle désigne aussi le fait d'une modernisation achevée n'ayant plus d'extériorité et ne pouvant s'appliquer désormais qu'à elle-même. L'idée principale consiste à montrer que la modernisation de la société traditionnelle aboutissant à sa disparition, nous assistons depuis à la modernisation de la société industrielle, de ce qui restait de "tradition industrielle" pour déboucher sur une critique de l'industrie, de la science et de la rationalisation, produisant ainsi un post-rationalisme, une société post-industrielle auto-référentielle, époque tardive et décadente qui détruit les cadres sociaux de la modernisation, par sa réussite même, c'est bien ce qu'il faut souligner, et selon trois axes principaux : 1) Les progrès de la productivité en diminuant la pression de la nécessité mènent à une inversion des priorités entre risques et profits, le progrès et ses effets secondaires, développant la critique de la science et de l'économie. 2) L'individuation résultant de l'Etat social, de la diversification des parcours et de la division du travail fait éclater la famille et les normes salariales, généralisant incertitude et insécurité. 3) La victoire de la démocratie vide de substance le centralisme politique perdant son pouvoir sur la société mais généralise l'action citoyenne sub-politique, conduite avec ses propres moyens, aussi bien contre un pouvoir sourd qu'une science aveugle à ses effets. C'est la fin du double monopole de la science et de la politique, du savoir et du pouvoir. Les contradictions de la société post-moderne sont le résultat de la réussite des idéaux de la modernité : abondance, formation, droits (auxquels il faut opposer solidarité, autonomie, responsabilité) et le risque n'est pas une imperfection du progrès mais bien sa contrepartie (ce qu'on peut dire pour l'homme en général et sa liberté, voire pour toute vie : "Sauf que nous plus encore que la plante ou l'animal allons avec ce risque" Rilke).

La répartition des risques

L'unification de tout cela sous la notion de risque a tout du caractère idéologique, même s'il est peu question des risques financiers, et n'est pas très éclairante entre insécurités et incertitudes, individuation et internalisation, risques sanitaires et systémiques. J'ai montré dans "Les cycles du Capital" que la valorisation du risque correspondait aux tendances idéologiques des phases de dépression. Il semble que son heure de gloire soit passée avec la reprise. Alors que des années 80 à très récemment le risque sous toutes ses formes, industrielles, financières, professionnelles était de plus en plus valorisé, petit à petit on valorise plutôt désormais la sécurité (des investissements, des emplois, des cités). Ce n'est pas une raison pour évacuer complètement la notion de risque, qu'il faut ramener plutôt à son champ écologique, encore moins pour ignorer les phénomènes différenciés qu'elle recouvre.

L'idée de répartition des risques qui est défendue au début de l'ouvrage a une pertinence certaine qui n'est pas nouvelle (qu'on songe à la Grande Peste) et toujours confirmée depuis de mille façons, comme à Toulouse, faisant même parfois l'objet de négociations internationales, mais sa simple mise en lumière rend intenable le calcul morbide du prix de la vie et ne semble pas déboucher sur une "lutte des classes", ce phénomène étant contre-balancé par la solidarité entre toutes les victimes potentielles quelque soit leur classe. S'il est vrai que "la richesse s'accumule en haut, les risques en bas" et qu'il y a répartition des risques par "évitement, déni ou réinterprétation" (il suffit de penser aux prisons), c'est bien là qu'il est difficile de confondre toutes sortes de risques (du travail, local ou systémique, calculable ou incertain), encore plus de parler de lutte des classes. Beaucoup plus pertinente semble l'analyse, présente ici aussi, de la constitution d'un sujet, d'une "communauté objective" face à un risque non choisi (riverains, malades, victimes). On ne débouche pas tant alors sur une lutte des classes mais plutôt, dans le meilleur des cas, sur la formation d'un consensus dans un processus cognitif combinant science objective et subjective comme le montre le livre beaucoup plus récent "Agir dans un monde incertain".

Le point qui me semble beaucoup plus décisif est la constatation d'une inversion des priorités à partir d'un certain niveau d'abondance. La réussite même de l'économie annoncerait la fin de sa suprématie, la fin des pénuries donnant la priorité à la sécurité de même que l'intégration de toutes les activités met au premier plan la nécessité de la cohésion sociale face à la fragilité du système qui nous rassemble et nous rend transparents. C'est la réussite du système industriel qui rend prioritaire sa critique, la correction de ses nuisances, la protection de ses dangers, l'urgence de la modernisation de la modernité (réflexive) et d'une reconfiguration de la société, de son rapport à la science, à la politique et à l'économie. Il faudrait sans doute ajouter que la "pénurie de travail" retarde cette perte d'importance de l'économie mais inverse déjà la contrainte de production en activité de socialisation, la sécurité de l'emploi ou l'intérêt du travail prenant le pas sur la gain immédiat.

On passerait ainsi à une détermination par l'avenir où c'est la connaissance (des risques) qui détermine l'être (l'action) mais qui se limiterait désormais à cette gestion des risques comme si plus rien ne pouvait changer. La post-modernité prétend venir après une Histoire achevée.

L'individuation

C'est encore par la réussite de la modernité et du formidable instrument de libération que l'Etat social a constitué, permettant à chacun de s'affranchir de ses liens familiaux, que l'individuation a détruit les solidarités de classe et soumis nos vies à une insécurité grandissante et une perte des normes. "La généralisation de la société du marché du travail garanti par l'Etat-providence a sapé les bases de la société de classes, ainsi que celles de la cellule familiale restreinte". "L'existence des gens s'autonomise par rapport aux milieux et aux liens dont ils proviennent ou dans lesquels ils s'intègrent" 171. Il est sans doute exagéré de faire de l'Etat social la cause de l'individuation, il y en a bien d'autres (formation, division du travail, salariat, etc.) mais il est exact que l'Etat et le Droit sont des instruments de dépersonnalisation, indispensables pour assurer l'anonymat et l'égalité des rapports marchands notamment. En tout cas le fait est là, massif, de la différenciation et de la perte des solidarités sociales.

Là où chacun suivait une voie tracée, il n'y a plus désormais que parcours individuel. La biographie réservée aux grands hommes se généralise par le CV. Notre destin n'est plus social mais personnel. Il ne s'agit plus dès lors de s'engager à vie dans une carrière mais de donner sens à son travail dans lequel on est plus impliqué. Cette personnalisation des parcours et les changements d'entreprise entraînent pourtant aussi une certaine perte d'importance de l'entreprise et du travail mais se traduit surtout par une individualisation de l'inégalité sociale et du marché du travail. La division sociale devient division biographique (entre emploi et chômage, étudiant et cadre, etc).

Cette individuation va donc "transformer les causes extérieures en responsabilités individuelles" 202 donnant aux crises sociales l'apparence d'une crise individuelle car tout le monde n'est pas pareillement touché. "La possibilité de ne pas décider a tendance à disparaître" 257 et les décisions révèlent inégalités et conflits. Il y a donc à la fois disparition des classes et augmentation des inégalités, d'autant plus insupportables qu'elles sont individualisées et qu'on en porte l'impossible responsabilité. L'estime de soi est souvent atteinte jusqu'à l'autodestruction, ce dont témoigne la place de plus en plus grande des psy mais on voit revenir aussi toutes sortes de discriminations (âge, sexe, race). C'est la partie la plus convaincante du livre mettant en évidence le prix que nous devons payer pour l'inadaptation de nos institutions à leur réussite même. Devant l'évidence que les gens ne sont pas responsables de leur situation et de leurs problèmes, qui ont un aspect institutionnel et macro-économique, Ulrich Beck pense qu'il faudra remettre en cause le productivisme, assurer à tous des services comme la garde des enfants et surtout un revenu garanti indispensable pour ne pas sombrer à la moindre rupture biographique.

Il y a un lien direct entre l'individualisation et l'impuissance politique ressentie, l'anomie sociale. La sphère privée n'est "que la face extérieure de circonstances et de décisions qui sont prises ailleurs" 286 "Vivre sa vie, cela équivaut à résoudre sur le plan biographique les contradictions du système" 293 Le privé est de plus en plus politique 426. C'est flagrant pour le salariat féminin et la libération de la femme, la fin de la répartition des rôles et l'éclatement de la famille qui aboutissent à la contradiction sexuelle entre égalité théorique et comportements inchangés. On peut décomposer le processus en 3 temps :
1) La fin de la société par état et le salariat féminin abolissent les rôles sexuels pourtant à la base de la société salariale (déqualification du travail domestique)
2) La fin des jeux de rôle, du "comme si" de traditions périmées donne à l'individu une liberté dans le couple et un besoin d'intimité, son projet n'étant plus tant familial que de réalisation de soi.
3) Les différences sociales et les discriminations effectives transforment les conflits sociaux en conflits familiaux et les divorces provoquent une grande partie de la précarité féminine.
Les conflits intimes témoignent que l'égalité ne peut se réaliser "à l'intérieur des structures institutionnelles qui présupposent l'inégalité entre hommes et femmes" comme le salariat actuel 244.

La normalité est de plus en plus hors d'atteinte pour la plupart. On passe de la "biographie normale à la biographie choisie" 290 mais cette existence nomade 199 se transforme pour chacun en quête d'identité et devoir envers soi qui est nécessité de production de soi, comme dit Gorz, plus qu'individualisme. On n'a pas le choix, on est obligé de se soucier de soi (individualisation des risques, échecs personnels, responsabilité). "Les impératifs de travail sur soi, de planification et d'organisation de sa propre existence constituent tôt ou tard de nouveaux défis dans le domaine de la formation, de la thérapie et de la politique" 292

La destruction du salariat

Sans refonte du système de protection sociale, l'avenir est menacé par la pauvreté. Ce n'est qu'en instituant juridiquement un revenu minimum pour tous que l'on pourrait retirer de cette évolution un peu de liberté. 316

Loin d'être une libération, l'individuation est une contrainte ,une exigence supplémentaire pour l'individu incertain qui perd la maîtrise de sa vie et dont Alain Ehrenberg a montré la fatigue d'être soi. "L'individu est certes affranchi des liens traditionnels mais il doit en échange se plier aux contraintes du marché du travail et du monde de la consommation et aux standardisations et aux contrôles qu'elles impliquent" 282. "La disparition des liens traditionnels en font le jouet des modes, des circonstances, de la conjoncture et des marchés. Ainsi l'existence privée individualisée devient justement de plus en plus dépendante de circonstances et de conditions qui se soustraient totalement à son intervention". 283

Cette perte de sécurité et de liberté de choisir, de contrôle de sa vie, se traduit par une flexibilité de plus en plus grande, mais ce sont plus globalement les frontières travail-non travail qui deviennent fluctuantes. 301 A l'ancien travail caractérisé par la standardisation du contrat, du lieu de travail et du temps (à vie) se substitue un "sous-emploi flexible, pluriel, décentralisé et saturé de risques" 304 "Les entreprises découvrent la force productive que sont le travail à temps partiel, le sous-emploi, ou, plus généralement, la déstandardisation des normes d'utilisation de la force de travail" 309 On peut y voir une transposition de la philosophie du morcellement de Taylor. "Le temps partiel loin de contribuer à lutter contre le chômage généralise le sous-emploi flexible". 315 Les nouvelles forces productives ne font plus éclater les rapports de propriété, elles pulvérisent "les conditions du contrat de travail et du marché du travail" 314, les formes et les cadres du travail salarié.

Le normes d'emploi disparaissant, les diplômes ne garantissent plus rien et la formation professionnelle n'a plus de sens sinon de voie de garage, tout comme les programmes de réinsertion par le travail. On revient dès lors pour l'embauche au jugement subjectif sans justification, aboutissant à l'exclusion des plus faibles et marginaux, à une ségrégation "en fonction du sexe, de l'âge, de l'état de santé mais aussi des opinions, de l'aspect physique, des relations, des attaches régionales, etc" En perdant les normes salariales, on retrouve ainsi des normes féodales : la détraditionnalisation de la société industrielle est en partie régression.

Les incertitudes scientifiques

La science devient de plus en plus nécessaire mais de moins en moins suffisante à l'élaboration d'une définition socialement établie de la vérité 10

Après les contradictions résultant de la réussite industrielle et sociale, ou de la généralisation du salariat, venons-en aux nouvelles questions que pose la science par son omniprésence, les incertitudes produites par son hypercomplexité 344, ses "effets secondaires de moins en moins calculables mais de plus en plus prévisibles." 380

La modernisation de la tradition se traduisait par un scepticisme rationaliste, au nom de la science, alors que la modernisation de la société industrielle développe un scepticisme de la rationalité et de la science, jugées sur leurs effets (réflexivité). En posant la question "quel type de science est susceptible d'intégrer d'emblée à sa démarche les éventuels effets induits prétendument imprévisibles", science qui devra s'opposer à l'hyperspécialisation et renouer avec une véritable capacité d'apprentissage, Ulrich Beck préfigure déjà le principe de précaution alors embryonnaire. On pourrait ajouter que ce scepticisme du scepticisme est déjà celui de la philo-sophie.

Le plus intéressant ici, c'est la constatation que la critique de la science renforce paradoxalement son instrumentalisation, sa soumission aux intérêts féodaux et aux croyances, sa dépendance sociale, en effaçant la différence entre recherche et applications. Ce n'est plus la vérité qui compte mais son caractère socialement acceptable et ses conséquences supposées. De plus la recherche des causes des catastrophes scientifiques mène à la recherche des responsables. Les dirigeants sont directement mis en cause dans les conséquences de leurs décisions, accélérant ainsi la politisation de la science. On assiste à une externalisation de la connaissance et internalisation des conséquences pratiques. 366 La disparition des frontières de la science, de son monopole sur le savoir et de sa neutralité politique doit se traduire par sa pénétration de la démocratie, la multiplication des contre-expertises, d'une critique scientifique de la science, réintroduction de son sujet dans le savoir qui est aussi la fin d'une science désintéressée et d'une politique réduite aux rapports de force ou aux intérêts. La politique devra intégrer la dimension cognitive comme la science la dimension démocratique.

L'impuissance politique

La politique doit tirer les conséquences de son autolimitation historique. La politique n'est plus le seul lieu, ni même le lieu central où l'on décide de la configuration de l'avenir social. 489

La réussite démocratique vide en effet la politique de toute substance, ne laissant plus aucune marge de manoeuvre à un pouvoir centralisé puisqu'elle entraîne au contraire une décentralisation croissante, une citoyenneté active ne se limitant pas au vote mais incluant opinion publique, mouvements sociaux, tribunaux... Le pouvoir ne peut ignorer cette participation citoyenne, les discussions entre partenaires sociaux et ne maîtrise ni les interactions, ni les négociations, ni le processus économique. On ne peut plus faire n'importe quoi, l'espace politique est restreint et diffus. Tout est possible mais rien n'est possible. 176 C'est la même conclusion que celle de Marcel Gauchet (relativisée depuis) sur une "société de marché" réduite à la gestion des conflits, société du changement où plus rien ne peut être changé. C'est le refrain libéral sur l'impuissance politique, les "conséquences non-intentionnelles de l'action" d'un Giddens par exemple, ce qui n'a rien de neuf puisqu'on les retrouve au moins dans St Paul ! C'est la base du réformisme minimal de la troisième voie. Pourtant cet enfoncement dans la sphère privée peut être complètement ébranlé par une guerre ou une cause qui nous mobilise. L'impuissance politique est donc l'impuissance de la politique dans l'Empire plutôt que le résultat de l'émancipation, et la fuite dans l'intérêt privé est un résultat de l'impuissance politique plutôt qu'une pente inexorable. "Ainsi le papillon de nuit, quand s'est couché le soleil universel, cherche la lumière à la lampe du foyer privé." Marx 317 On ne peut reprocher dans la description de notre impuissance politique de ne pas décrire une réalité mais de prendre cette réalité pour un destin (TINA : There Is No Alternative)

En dehors de cet aspect politique (et polémique) sur l'impuissance du politique, on doit bien reconnaître les conséquences politiques de l'économie et de la science. Ce qui est remis en cause c'est plutôt une autonomie du politique qui, à peine délivré de la théologie, se transforme en religion du progrès . La plupart des transformations révolutionnaires ne sont plus politiques mais techniques, "le progrès remplace le scrutin" 40 (ce qui change le monde c'est ce dont on ne décide pas) et les laboratoires de recherche sont devenus des "cellules révolutionnaires" 472. Le progrès n'est pas une idéologie, c'est une structure de transformation sociale largement déresponsabilisante et justifiée par la politique de l'emploi, selon le principe que tout progrès économique est un progrès social 432. La politique se limite alors au traitement des conséquences néfastes, sacrifices consentis au progrès mais qu'il faut soulager. Il faudrait accepter sans savoir, tout le reste est superstition ! Transformation de l'agir rationnel en "processus de rationalisation" 455. On voit qu'on n'a pas tellement évolué. La science et l'économie ont remplacé Dieu et l'église, une contrainte hétéronome se substituant à l'autonomie démocratique. "La politique devient une agence de publicité financée par les fonds publics, qui vante les qualités d'une évolution qu'elle ne connaît pas et à laquelle elle ne participe pas activement ".472 Pourtant, ce que nous ne voulons pas change le monde de manière inquiétante.

La généralisation de la politique

En fait, plutôt qu'impuissance, il y aurait inversion entre politique et non-politique. Si l'économie notamment échappe désormais à la politique traditionnelle, la science et la vie privée se politisent. Il y a donc déplacement des lignes plus que disparition du politique, effacement des frontières entre science et politique, fin des monopoles. "Les monopoles s'effondrent mais les univers ne s'écroulent pas." 487 Il n'y a plus de citoyen divisé entre politique et intérêt mais l'économie et la science prennent une dimension éthique et politique par les risques qu'elles génèrent au moins. Alors qu'on croit le profit triomphant il n'est pourtant déjà plus suffisant. Les entreprises doivent désormais se légitimer par l'intérêt général et plus seulement par le profit, du fait même de devoir communiquer "les entreprises sont alors contraintes de recourir à des justifications discursives, non économiques" 476. Comme l'économie, la science doit réintroduire le sujet dans le savoir. "Sans la rationalité sociale, la rationalité scientifique reste vide, sans la rationalité scientifique, la rationalité sociale reste aveugle".

Si la fin de la politique traditionnelle se traduit par une généralisation de la politique et non par sa disparition, l'erreur serait de croire à une recentralisation. "La société moderne n'a pas de centre de régulation", ce pourquoi il ne peut y avoir qu'une politique diversifiée et multiforme (mouvement social, ONG) "nouvelles formes de participation et de contrôle direct en dehors de la fiction d'une régulation et d'un progrès centralisés" 485 confirmant la "disparition des frontières de la politique" devenue sans milieu spécifique. 485 C'est l'autre face de l'impuissance d'une politique centralisée, la nécessaire "autocoordination des subsystèmes et des unités d'activité décentrées". 486 En fait je ne suis pas d'accord, il y a plutôt pluralité de centres car si, en temps ordinaire la plus grande autonomie doit être laissée aux régulations locales, la notion de centre dépend de l'action à mener et des capacités de mobilisation d'un organisme sur cet objectif. Il y a une politique pour temps de paix et une autre pour temps de guerre pourrait-on dire si ce n'était trop réducteur, un temps pour l'économie, un temps pour la politique. L'autonomie de chacun n'exclut pas une grève générale ou de changer de monnaie européenne !

La construction de l'écologie

Bien que le concept de risque utilisé soit trop large, il englobe malgré tout le risque écologique, et la fin des monopoles du pouvoir ou de la science concernent directement les écologistes dont plusieurs tendances sont critiquées. Ainsi, le principe pollueurs payeurs est considéré comme inadapté à des risques qui peuvent être systémiques, dont les taux limites ne sont pas connus, ni les effets d'accumulation ou des diverses compositions de polluants. Le risque est pointé d'un "totalitarisme légitime de la prévention" 145 mais il souligne surtout, malgré la nécessité d'un contrôle citoyen, l'impossibilité d'une démocratie industrielle, de soumettre "aux parlements avant qu'elles soient prises les décisions fondamentales qui portent sur leur application" 482 On revient ici à l'impuissance politique devant des problèmes "résultants d'investissements décidés hier et d'innovations technologiques datant d'avant hier contre lesquels dans le meilleur des cas on adoptera demain les contre-mesures qui seront éventuellement efficaces après-demain." (Jaenicke 453)

A ce degré de généralité, on ne peut guère aller au-delà de la constatation d'une nécessaire réponse diversifiée, basée en partie sur l'action citoyenne spontanée des acteurs concernés. La constitution d'un Etat-providence écologique est considérée comme probable. A l'image de l'Etat social né après une phase de dénégation de la pauvreté, "on peut très bien passer à la construction de possibilités d'action politique et de droits de protection démocratiques" intégrant la dimension écologique. 483 Le fait que les risques et les coûts soient inégalement répartis favorise cette extension des droits sociaux malgré le risque d'autoritarisme scientifique et de bureaucratie proliférante.

Cela ne règle pas le fond du problème : "Comment pouvons-nous à l'avenir faire obstacle à la fuite en avant de la génétique humaine sans étouffer la liberté de la recherche sans laquelle nous ne pouvons pas vivre non plus?" 490. Pour cela, il faudrait combiner des garanties juridiques, des tribunaux et des médias forts et indépendants pouvant engager des contre-expertises, ainsi qu'une généralisation du droit à l'auto-critique (clause de conscience, responsabilité juridique); droit de critique, "non seulement à l'intérieur de la discipline mais aussi de façon ouverte et interdisciplinaire" 492 permettant de rendre public et politiser la controverse, créer du consensus à partir des conflits. On ne peut qu'approuver même s'il faudrait opposer le consensus obtenu face à une menace extérieure qui efface nos inégalités, au profit des privilégiés, et le consensus obtenu à partir d'un conflit d'intérêt ou de risques au bout d'un processus cognitif.

S'il y a donc beaucoup à retirer de la lecture de ce gros livre (500 pages), la politique se limite encore ici aux "fonction de protection et d'arbitrage, les fonctions discursives et symboliques de la politique" qui ne font qu'accompagner un changement qui ne dépend pas de nous. Nous devons aller au-delà de cette correction politique, aux marges d'une évolution subie, car cette fuite en avant n'est pas durable tout simplement. Le principe de précaution nous pousse à choisir  notre avenir plutôt que de subir les catastrophes, à l'organisation d'une démocratie cognitive, la réappropriation de nos vies et la maîtrise de notre destin collectif. Il y a un monde entre cette société du risque pacifiée et notre projet écologiste de réorientation du salariat productiviste vers les activités autonomes, même si nous défendons aussi un revenu garanti pour tous, mais c'est bien la production qu'il faut changer, l'objectif social et pas seulement protéger la mobilité. Il faudra remplacer la logique du profit ou du rendement par celle de l'investissement et du développement humain (A. Sen). Ceci implique sans doute qu'il puisse y avoir des moments révolutionnaires même si on ne peut pas s'installer dans la révolution et qu'en temps ordinaire il est heureux qu'on ne puisse pas changer tout le temps les règles ! La science normale et routinière n'empêche pas les révolutions scientifiques mais toute révolution étant brève, il faut effectivement penser une démocratie post-révolutionnaire où la grande politique cède la place à de multiples processus décentrés jusqu'aux prochaines mobilisations et réorganisations sociales. Le peuple instituant n'est pas, comme le voulait Castoriadis ou même Rousseau, la puissance souveraine intervenant sans cesse dans sa création mais puissance qui se retire pour dégager des espaces de liberté et d'autonomie individuelle, ce qui n'exclut nullement pourtant d'intervenir par éclair pour changer les règles lorsque cela devient indispensable.

Ce qui ne pouvait pas apparaître à l'époque, c'est à quel point les nouvelles activités cognitives et culturelles exigent une toute autre logique que celle de la dépense énergétique et du profit, dégageant des voies insoupçonnées comme la productivité de l'autonomie et de la gratuité dont témoignent les logiciels libres ou la réorientation de la consommation vers l'immatériel et la production de soi. La société de marché n'est pas éternelle dont le triomphe est si récent. L'écologie ne se réduit pas à la sécurité mais doit remplacer l'économie à terme plutôt que d'en réduire simplement les excès les plus voyants, c'est la logique qu'il faut changer, c'est-à-dire simplement tenir compte du changement de logique dans l'Empire achevé et l'économie cognitive, ou bien nous risquons de payer cher notre retard et notre passivité complice.

12/01/02


Index

ULRICH BECK ET LA THÉORIE DU RISQUE

Denis Kessler
Président de la Fédération française des sociétés d'assurances

Ulrich Beck est professeur de sociologie à l'université de Munich. Il enseigne également à la London School of Economics, dirigée par Anthony Giddens, celui-là même à qui l'on doit le concept de « troisième voie », un concept politique où la question du risque – et les travaux d'Ulrich Beck – est très présente.

La Société du risque

Ulrich Beck est un intellectuel connu et reconnu en Allemagne et dans le monde anglo-saxon, et cela depuis et grâce à la publication de La Société du risque (Risikogesellschaft, risk society). Il aura fallu attendre quinze ans la traduction française de cet ouvrage, au titre à la fois si simple et si énigmatique qui pourrait même faire croire qu'il s'agit d'une société d'assurances... Elles se sont appelées la Paternelle, la Préservatrice, l'Équitable. Il est curieux qu'aucune n'ait jamais décidé de s'appeler « La Société du risque ». Car, en effet, qu'est-ce qu'une « société d'assurances » si ce n'est une « société du risque » ?

Je suis très heureux que le jury du Prix Risques-Les Échos ait récompensé Ulrich Beck, qui, depuis 1986, n'a cessé d'approfondir ses analyses de la société du risque.

Je voudrais faire quelques remarques sur cette notion de société du risque, des remarques d'économiste et d'assureur. Pourquoi les analyses d'Ulrich Beck sont-elles si importantes pour nous ?

1986 n'est pas seulement la date de la publication de La Société du risque, c'est aussi celle de l'État-providence de François Ewald. C'est peut-être le moment où la notion de risque a vraiment été prise au sérieux par la sociologie, la sociologie politique.

La sociologie du risque s'est développée grâce à l'économie du risque. Depuis la fameuse théorie des jeux de von Neumann et Morgenstern, la question du risque a fait l'objet de très importants travaux d'économistes, ceux d'Arrow, de Stiglitz et Rothschild, etc. On a assisté à la naissance de toute une économie du risque, d'une théorie de la décision en incertitude, d'une théorie des comportements face à l'incertain - et d'une théorie des marchés d'assurance. Il s'agit d'une théorie extrêmement importante, foisonnante, parce qu'elle est apparue comme un schéma d'explication générale des comportements des individus. Une science des comportements, qui serait vraiment scientifique, parce qu'axiomatisée. On a bel et bien vu naître une science du risque et de l'incertain. Et l'on s'est efforcé de vérifier ses résultats sur des observations, d'où une science souvent très formalisée. Pourtant, cette science débouche sur une théorie de l'action, qui ouvre sur toute une politique, une science du gouvernement avec, par exemple, la théorie des incitations. Je tiens d'ailleurs à citer les contributions fondamentales de Jean-Jacques Laffont et de Jean Tirole. Il s'agit de gouverner non pas par la contrainte, mais par une gestion avisée des risques ou, plus exactement, du rapport que les individus entretiennent avec le risque.

Quittons la science économique. On pourrait dire que, avec Ulrich Beck, la théorie du risque entre en sociologie, devient une catégorie qui peut prétendre révolutionner la sociologie, comme elle a révolutionné l'économie quarante ans auparavant. Disons d'emblée que la notion de risque est plus floue – par nature – en sociologie qu'elle ne l'est en économie. Autre différence entre économistes et sociologues : en économie, le processus de connaissance est souvent cumulatif, au sein d'un même paradigme. En sociologie, il faut bien constater que la prise en compte du risque donne lieu à deux thèses qui peuvent paraître contradictoires, tout au moins de prime abord. François Ewald décrit la naissance d'une « société assurancielle » – sous la forme de l'État-providence –, quand Ulrich Beck, au nom de la société du risque, annonce plutôt sa fin, son dépassement. C'est un peu le paradoxe pour les assureurs, la société du risque, si l'on croit la thèse d'Ulrich Beck, conduisant à terme à la marginalisation de l'assurance dans la gestion des risques.

Ulrich Beck illustre sa vision des risques par les menaces globales, écologiques, les catastrophes nucléaires, climatiques, la « vache folle », les OGM... La « société du risque », c'est un peu la théorie du principe de précaution, du Vorsorgeprinzip, une notion qui vient d'Allemagne. On a beaucoup dit en France que le philosophe du principe de précaution était Hans Jonas, avec son principe responsabilité. Cela n'est pas si sûr. C'est chez Ulrich Beck que l'on trouve la sociologie politique du principe de précaution, une description du contexte dudit principe, de ses conditions de possibilité.

Le risque, vraie nature des sociétés contemporaines

Mais dans un univers allemand, autour d'une critique de la technique, de la science, il est difficile de ne pas penser à Heidegger. Il y a une prétention ontologique chez Ulrich Beck, à faire du risque une description de l'être, de l'essence de nos sociétés. Il ne s'agit pas de dire seulement que celles-ci sont confrontées à des risques de plus en plus grands, de plus en plus importants, de plus en plus difficilement maîtrisables, mais aussi que la notion de risque décrit l'essence même des sociétés modernes, des sociétés au stade actuel de leur développement. Nos sociétés se « réfléchissent » dans le risque, doivent se penser elles-mêmes à travers cette notion. Ulrich Beck analyse les conséquences de ce fait. Il parle d'une réflexive modernization, ce qui veut dire que la modernité devient à elle-même un problème parce qu'elle se réfléchit comme risque. Ulrich Beck distingue deux modernités : la première serait conduite par des valeurs de progrès, de technique, de rationalité qui iraient en quelque sorte de soi et ne feraient guère l'objet de questions. Ce qui caractérise la seconde modernisation, c'est qu'elle est critique en elle-même, incertaine sur elle-même, sur ses propres valeurs - par exemple le progrès, la science, la valeur des sciences. De ce point de vue, la notion de risque pour Ulrich Beck est au centre de ce que nous appelons éthique, développement durable ou encore responsabilité envers les générations futures.

Le grand saut d'Ulrich Beck est de faire du risque notre nature, une seconde nature. Il oppose la « société du risque » à la « société industrielle ». Au principe de la lutte des classes se substituera un principe de « lutte des risques ». La société du risque naît de la crise de la société industrielle, de sa propre transformation. Cette transformation est d'une nature un peu particulière.

L'idée est la suivante. Longtemps, nous avons vu dans le risque l'autre, l'adversaire, ce qui pouvait faire échouer nos actions. Les risques sont dans la nature, plus ou moins hostile. Ils prennent la forme de l'aléa, de la force majeure, de l'Act of God. Ils sont dans la nature, mais on peut en connaître les lois et se répartir les conséquences de ce que l'on ne peut pas prévenir. L'assurance permet de gérer ce type de risques car nous sommes dans un univers « probabilisable ».

Pour Ulrich Beck, dans la société du risque, les risques ne sont plus dans la nature, mais dans la société, dans notre propre développement. S'ils ne sont pas dans la nature, c'est que le risque est devenu notre seconde nature, dans la mesure où le monde industriel, n'est pas seulement une manière d'exploiter la nature pour satisfaire des besoins, il est devenu notre nature. Notre nature est donc celle de nos technologies.

Mais, précisément, ce monde où la technique est devenue notre nature est pour elle-même un danger. Cette société ne court pas des risques : elle est risque. Elle n'est pas sûre d'elle-même, dominatrice, mais minée, suspicieuse, inquiète ; angoissée, donc anxiogène. Et cela selon une logique qui ne semble pas pouvoir avoir de fin. C'est le paradoxe d'une société qui demande la plus grande protection, quand les instruments de cette protection lui font défaut, parce qu'ils vont être cherchés dans cela même qui fait question, la technologie. Ce qui est supposé rassurer est source d'incertitude, d'inquiétude, d'angoisse. Demander à un surcroît de technologie plus de protection signifie réintroduire encore du risque. Le risque s'auto-entretient, s'autogénère, par une sorte de réaction incontrôlable. Le risque engendre le risque, surtout quand on cherche à le maîtriser.

La science, vecteur de risques

Vous avez compris que la société du risque, telle que la décrit Ulrich Beck, est une société où la science, qui a tellement porté ce qu'il appelle la première modernité, la société industrielle, se trouve elle-même en question. La société du risque est donc en même temps une société d'inversion des signes en matière de science. En particulier, la science produit non pas des certitudes, mais des incertitudes, multiplie même ces incertitudes : elle produit des risques. Nous avons le sentiment de sa relativité, de controverses permanentes. Nous avons le sentiment que la confiance que nous avions mise dans la science revient à faire de la société un immense laboratoire, où nous faisons constamment des expériences sur nous-mêmes en vraie grandeur. Il n'y a plus d'extérieur. Nous sommes dans une société expérimentale de part en part, où il est difficile de tracer une limite entre le monde clos du laboratoire et le reste de la société, où nous avons le sentiment d'être engagés dans des sortes d'expériences avant que nous puissions connaître les résultats. Nous sommes tous devenus des cobayes dans la société du risque.

Deux des développements d'Ulrich Beck méritent d'être soulignés :

  • le premier porte sur la perception des risques : ceux-ci sont devenus invisibles, imperceptibles, difficiles à décoder. Exemple : la radioactivité, ou un organisme génétiquement modifié. Comment distinguer Dolly de son clone ? Comment observer le trou dans la couche d'ozone ?
  • le second porte sur la distribution des risques : dans la société moderne, selon Ulrich Beck, le problème est moins la distribution des revenus et des patrimoines que l'exposition différentielle aux risques. Il s'agit là d'un vrai problème de justice, nouveau et difficile à traiter. Les concepts d'égalité des chances ou d'égalité des malchances pourraient se révéler utiles pour envisager les aspects distributifs associés à telle ou telle situation de risque. Ulrich Beck pose alors le problème de la responsabilité.

Organisation politique et société du risque

La société du risque construit ses propres formes politiques. Elle est la source de nouvelles formes d'organisations, comme on le constate en particulier au niveau international. La risk society est nécessairement une world risk society. Le risque est un facteur de mondialisation, de globalisation qui donne naissance au niveau mondial à de nouvelles formes de communautés, de nouvelles formes de mutualisation des risques, pour des risques devenus globaux. Cela est caractéristique des organisations construites autour des problèmes d'environnement, de protection des espèces, de lutte contre le réchauffement du climat. On observe une sorte de réciprocité entre risques et mondialisation.

Et, en même temps, on assiste à la naissance de nouvelles formes de mobilisations, qu'Ulrich Beck appelle subpolitics, ce que nous nommons « associations », qui se créent autour de problèmes de risques pour, en particulier, problématiser la manière dont les décisions sont prises – single purpose ou monomaniaques. La société du risque doit donner naissance à de nouvelles formes de démocraties, démocratie du risque, démocratie sanitaire comme celle que nous voyons naître autour des accidents médicaux, démocratie industrielle autour de la catastrophe de Toulouse, des OGM...

La société du risque a également des conséquences internes en matière de théorie de l'État, d'administration de la sécurité, de fonctionnement de l'expertise. Elle peut aussi inspirer de nouvelles pratiques, comme celles de « troisième voie » que j'évoquais au début.

Quels risques, quelle assurance des risques ?

Avant de conclure, je voudrais encore faire quelques remarques, à la fois du point de vue de la théorie du risque et de celui de l'assurance.

Du point de vue de l'assurance, la société du risque – la société mondiale du risque – articule, systématise et met en résonance de nombreux thèmes que nous connaissons bien.

Bien sûr, les assureurs pourront être surpris des avatars de cette notion de risque qui est la leur et qu'ils manipulent concrètement tous les jours. Précisément, chance ou malchance, la notion de risque est sortie du champ de l'assurance où elle a été cantonnée pour prendre une extension nouvelle. Longtemps, l'assurance a été pratiquement seule à regarder le monde à travers le prisme du risque. Maintenant, c'est au nom du risque, et de la théorie sociale qui lui correspond, que l'on regarde l'assurance. Étrange renversement.

La Société du risque décrit l'univers au sein duquel l'assurance doit se développer comme un univers qui la conteste. Nous retrouvons ici le thème lancinant de l'assurabilité. Ainsi, les conditions d'assurabilité deviennent souvent plus difficiles au moment même où l'assurance est le plus nécessaire...

Mais je voudrais exprimer un premier point de divergence, une première question. Le risque relève de la ruse, de la metis grecque, de l'art d'Ulysse. Les techniques du risque ne sont pas des applications linéaires de la science. Ce sont des « ruses » qui permettent de définir une conduite rigoureuse là même où la science fait défaut. L'assurance formule ainsi des lois statistiques là où l'on ne connaît pas la causalité des phénomènes. Il n'y a pas nécessairement une seule forme d'assurance. Elle peut se transformer, comme cela est le cas pour l'assurance attentat avec l'intervention de l'État ou pour les principes juridiques de la responsabilité civile.

Je voudrais également pointer quelque chose qui pourrait se révéler une contradiction. Pour Ulrich Beck, société industrielle et société assurancielle font partie de la première mondialisation, celle qui sera dépassée par la société du risque. Or, en même temps, il nous dit que la base de la société du risque n'est pas la nature mais la technologie. Je remarquerai tout d'abord que les risques naturels ont représenté plus de 70 % des dommages indemnisés en 2001. Par ailleurs, la société du risque ne suppose-t-elle pas la société assurancielle plutôt qu'elle ne l'exclut ? Notre nature ne peut en effet se concevoir aujourd'hui sans les nombreux dispositifs d'assurance – privés et sociaux – qui font que le premier des biens est l'assurabilité. L'assurance et l'assurabilité sont devenus des problèmes essentiels pour la société du risque.

En ce qui concerne la théorie du risque, je me demande également si la notion de risque que mobilise la Société du risque n'est pas trop large. Ulrich Beck associe le risque à l'incertitude et à la peur. On peut aussi bien dire que le risque est ce qui fait disparaître l'incertitude et la peur. On peut dire qu'il y a une contradiction entre menace et risque. De ce point de vue, il faut dire que la « société du risque » au sens d'Ulrich Beck est une société qui a perdu la notion de risque, une société plus régressive que progressive. On peut voir également que si les risques se transforment, se complexifient, la ruse de l'intelligence trouve toujours de nouveaux moyens pour les maîtriser et vivre avec eux, pour faire que les avantages l'emportent sur les inconvénients. Je pense en particulier à toutes les avancées dans l'analyse des risques financiers et à tous les montages complexes qui sont sans cesse élaborés.

Enfin, je terminerai sur les conflits sociaux, structurés par le risque selon Ulrich Beck. Sans doute. Mais le risque qui est ainsi produit dans ces conflits ne correspond pas à une réalité. Il est produit au service d'une volonté. Et la sociologie trouve peut-être ici sa limite. On ne peut pas se contenter de décrire, il faut trancher, il faut décider de la définition du risque en fonction des valeurs qui sont les siennes. On ne peut pas dire que cela répond seulement à un constat.

Pour conclure, je rappellerai seulement que le risque est surtout l'apanage du discours politique. La France en montre l'exemple. Le mauvais exemple ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  Ulrich Beck : la Société du risque : sur la voie d'une autre modernité

Avis client

Sommaire

     I.        La société du risque

    II.        La modernisation réflexive

   III.        L'individualisation réflexive

  IV.        Mondialisation, travail civique et cosmopolitique

   V.        Mutation politique

Résumé de la fiche de lecture - cliquez ici

Cet ouvrage de Ulrich Beck est paru en Allemagne en 1986, après la catastrophe de Tchernobyl. Cet événement marque un tournant, une transition dans laquelle les dangers et les risques prennent une telle ampleur dans la réalité qu'ils transforment la société industrielle. En effet, le nouveau concept de société mondiale du risque dessine les contours d'une nouvelle société, d'une nouvelle modernité qui prend en compte les problèmes écologiques. Beck parle d'une « dynamique de danger qui abolit les frontières » (p13). Mais ces dangers sont imperceptibles, « ils deviennent les passagers aveugles de la consommation normale. Ils se déplacent avec le vent et l'eau, sont présents en tout et en chacun, et pénètrent avec ce qu'il y a de plus vital -…- toutes les zones protégées du monde moderne » (p17). L'auteur montre qu'aujourd'hui la société est confrontée à elle-même, elle ne peut plus imputer les situations de danger à des causes externes. Elle vit un vrai choc anthropologique car elle prend conscience que les formes civilisées dépendent de la nature. C'est en cela que la nouvelle modernité qui s'amorce est une modernisation réflexive. La société industrielle doit se repenser en mettant en cause ses fondements. Ainsi dit Bruno Latour « la société post-industrielle est une

> destruction de la société industrielle ».


[...] L'individualisation réflexive : La société du risque apporte aussi des incertitudes au plan des risques sociaux, biographiques et culturelles. Le processus de modernisation a ébranlé le système de coordonnées internes à la société industrielle, sa conception de la science et de la technique, les axes entre lesquels se joue l'existence humaine Parler d'individualisation c'est dire que l'existence des hommes se démarquent des ses aspects établis, prédéterminés, qu'elle relève de décisions personnelles et constitue une sorte de mission pour l'action de chaque individu. [...]

 

[...] Vivre sa vie cela équivaut à résoudre sur le plan biographique les contradictions du système Pour Beck, le marché de l'emploi est le moteur principal de l'individualisation réflexive. En effet, pour avoir une bonne position dans la société il faut avoir une bonne éducation et être mobile. Ainsi chacun stimule l'individualisation. Cette mobilité implique le mouvement d'émancipation vis à vis de la famille, de l'entreprise Le marché du travail est flexible, il engendre la précarité généralisée de l'emploi. Beaucoup évolue dans la zone du sous-emploi et donc vivent près du seuil de pauvreté. Beck souligne fortement l'apparition de cette nouvelle pauvreté. [...]

 

[...] La globalisation du risque touche la production et la reproduction ; les nouvelles menaces globales et transnationales (exemple : la menace nucléaire) s'accompagnent d'une dynamique sociale et de politiques nouvelles. Les relations sociales à travers le monde s'intensifient. Les événements locaux se trouvent influencés par des événements qui ont lieu à l'autre bout du monde. Beck conçoit la globalisation comme un processus de relocalisation : il n'y a pas de globalisation globale. Il y a seulement une globalisation qui a lieu localement et qui change le local Il existe une société mondiale qui est à l'image d'un village où toutes les cultures se retrouvent au même endroit. [...]

 

[...] Mutation politique : Dans la société du risque se dessine le potentiel politique des catastrophes. S'en prémunir et les gérer peut impliquer une réorganisation du pouvoir et des attributions. La question est de savoir comment gérer politiquement les menaces. L'ordre du monde change quand le processus de reconnaissance sociale des risques est accompli. Il apparaît une nouvelle morale écologique. Il se développe une politique dirigiste de l'état d'exception qui finit par prendre une forme institutionnalisée durable. Ce mouvement s'accompagne d'une nouvelle répartition du pouvoir. [...]

...

 

L’émergence d’une société nouvelle

Ulrich  Beck   La Société du risque - Sur la voie d'une autre modernité
Flammarion - Champs 2003 /  1.53 € -  10 ffr. / 522 pages
ISBN : 2-08-080058-2
FORMAT : 11x18 cm

L'auteur du compte rendu: Nathalie Beau est titulaire d'un DEA de sociologie politique (Paris-Sorbonne). Elle a notamment travaillé sur l'étude des mouvements sociaux.
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La principale œuvre du sociologue munichois Ulrich Beck n’est pas un livre sur le risque mais un livre sur la transformation de la société actuelle en une société post-industrielle où les rapports sociaux, l’organisation politique, la structure familiale, etc., seraient profondément modifiés.
Publié en Allemagne en 1986, en Grande-Bretagne en 1992, puis en France en 2001, ce livre a abondamment suscité le débat. Sa sortie en format poche cette année va permettre une large diffusion de cette œuvre d’un abord un peu fastidieux mais néanmoins indispensable car elle a contribué à l’émergence d’une «sociologie du risque» actuellement en plein essor.

Selon U.Beck, nous passons d’une société industrielle, où le problème central était la répartition des richesses, à une société centrée sur la répartition des risques. Autrement dit, le risque n’est plus une menace extérieure, mais bien un élément constitutif de la société.
Les risques apportés par la civilisation ont pour caractéristique qu’ils se dérobent à la perception tant physique, géographique que temporelle. Le risque est d’une nature nouvelle et entraîne une redéfinition de la dynamique sociale et politique en devenant un critère supérieur à la notion de répartition des richesses, qui structurait jusque là notre société capitaliste.

S’inscrivant dans la tradition allemande de la sociologie de Max Weber, Ulrich Beck cherche à faire une sociologie générale : chômage, vie familiale, inégalités sociales, politiques. Pour l’auteur, le mot risque est connoté d’une acceptation beaucoup plus large que l’idée d’un risque technologique majeur, mais il met alors sur le même plan, ce qui peut être critiquable, risques industriels (modernité réflexive), incertitudes scientifiques (risques scientifiques) et insécurité sociale (individualisation). Ainsi, étant donné le large éventail des sujets abordés, l'essai est écrit sous la forme d’un essai où l’on peut trouver trois livres en un.

L’auteur y développe le modèle théorique d’une «modernisation réflexive» de la société industrielle (elle est à elle-même «objet de réflexion et problème») selon deux axes d’argumentation : une étude de la logique de la répartition du risque (première partie), et une étude du théorème de l’individualisation (deuxième partie). A partir de cette modernisation réflexive, l’auteur montre alors l’effacement des frontières entre la science et la politique (troisième partie).
La modernisation réflexive, qui s’inscrit dans le contexte d’une démocratie ultra-développée et d’une scientificisation très poussée, conduit en effet à un effacement des frontières entre science et politique. Ainsi, la science aussi devient réflexive puisque confrontée à ses propres produits et à ses propres insuffisances. On assiste alors, selon U.Beck, à une disparition du monopole scientifique sur la connaissance, «la science devient de plus en plus nécessaire mais de moins en moins suffisante à l’élaboration d’une définition socialement établie de la vérité» (p.343).
Aujourd’hui ce n’est donc pas l’ampleur du risque qui change mais sa «scientificisation» qui ne permet plus de se décharger de ses responsabilités en accusant la nature. On sait que le risque est généré par la société industrielle elle même et généralisé au delà de l’organisation traditionnelle de la société en classes, production et reproduction, partis et sous-systèmes.

Là où Théodore Adorno et Max Horkeimer, penseurs de l’école de Francfort, considéraient la confusion entre nature et société comme une illusion, Beck estime cette fusion achevée, ce que symbolise à sa manière le nuage radiocatif de Tchernobyl (contemporain de la sortie du livre en Allemagne), avatar d’un produit de la civilisation, métamorphosé en puissance naturelle et revêtant également une configuration scientifique.
Le mythe de la fin de l’histoire, celui qui consiste à considérer la société industrielle développée comme l’apogée de la modernité, est donc largement mis à mal par le livre d’U.Beck. Le moteur de la modernisation devient désormais selon l’auteur ce qu’il nomme la sphère subpolitique (justice, médias et vies privées qui se politisent..).
Mais les formes traditionnelles, sociales, institutionnelles et familiales de maîtrise de l’insécurité n’étant plus assurées dans la «société du risque», on peut reprocher à l’auteur de faire alors reposer tout le poids de cette insécurité sur le seul individu.

Nathalie Beau
( Mis en ligne le 19/01/2004 )
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Le recit de vie.

10 Janvier 2012 , Rédigé par intelligentsia.tn Publié dans #sociologie

Une diversité de récits

Un premier classement organise les nombreuses formes de récits de vie selon deux grandes clés principales:

• selon qu'ils s'attachent à restituer le réel / créer de la fiction;
• selon le rapport qu'entretiennent entre eux, auteur, narrateur et héros.

Réel ou fiction

Certains récits sont appelés factuels, ils prétendent exprimer la réalité : des personnes ayant existé ou des événements qui se sont produits. Ils manifestent une volonté de vérité.

D'autres récits dits fictionnels, proposent des vies fictives

soit que les personnages n'aient jamais existé,

soit que ces événements ne se soient jamais produits.

Cet aspect fictionnel peut être partiel,

soit l'auteur compose la biographie d'un personnage réel et lui attribue des actions fictives,

soit que dans le cadre d'événements réels, il invente l'un ou l'autre personnage fictif.

Dans cette classe de récits de vie l'auteur se soucie surtout de vraisemblance, il crée l'apparence de la réalité.

Rapport entre auteur, narrateur et héros.

Ce critère permet de dégager trois grandes familles de récits de vie.

La transcription de témoignage oral est une forme de récit de vie où un auteur recueille les paroles de quelqu'un d'autre, en général moins familier des textes écrits. Il compose ensuite un texte en adaptant ces paroles au support de communication : livre, article, film, bande dessinée… (auteur >< narrateur - héros)

La biographie est un récit à la 3e personne qui restitue l'histoire de quelqu'un d'autre. L'auteur n'est pas le personnage principal, il raconte à la manière d'un historien. (auteur - narrateur >< héros)

Ce genre est très ancien. Il trouve sans doute son origine dans les traditionnels éloges funèbres , les discours de louange (apologies, panégyriques), les vies d'hommes illustres (Plutarque, Suétone) et les vies de saints (hagiographies) proposés comme modèles aux autres humains.

L'autobiographie est le "récit rétrospectif qu'une personne réelle fait de sa propre existence lorsqu'elle met l'accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l'histoire de sa propre personnalité" (P. Lejeune, cité par Collès et Dufays).

(Auteur = narrateur = héros) Le Je s'observe, prend distance, explique… Le récit des événements alterne avec l'analyse. Un décalage apparaît entre les deux époques : le temps des événements et le temps de la rédaction.

Ce genre apparaît dès le 4e siècle avec les Confessions de Saint Augustin en latin.
Dans la littérature française, les Essais de Montaigne (16e), les Mémoires de Saint-Simon (17e) et les célèbres Confessions de J.-J. Rousseau (18e) constituent des étapes importantes.
Ensuite, le romantisme met en vogue le culte du Moi et voit fleurir de nombreuses autobiographies.

L'autobiographie se présente sous la forme de multiples sous-genres:

·         autobiographie traditionnelle : un auteur raconte sa propre vie.

·         autobiographie partielle : un épisode de la vie est raconté.

·         journal intime : ce genre de récit se reconnaît à certaines caractéristiques:

o    respect de l'ordre chronologique

o    récit très proche de l'événement, sans recul

o    les événements sont moins sélectionnés, la structure du récit est moins apparente, cela crée une impression de désordre assez proche des hasards de la vie réelle.

o    un journal n'est pas nécessairement écrit en vue d'une publication.

·         autobiographie simulée : à partir de propos recueillis, un auteur (appelé nègre) se fait le narrateur-héros d'une vie qu'il n'a pas vécue.

·         mémoires : récit où les événements prennent plus de place que les éléments personnels.

·         chroniques : tableaux d'histoires survolant parfois plusieurs générations, plusieurs régions, récits de voyages…

·         roman autobiographique où l'auteur mêle à des événements réels quelques éléments de fiction.

·         ...

Tout récit de vie peut ainsi être classé dans un tableau à double entrée: énonciation / rapport au réel

Enjeux

Pourquoi écrit-on un récit de vie ?

Quand il compose un récit de vie l'auteur peut poursuivre plusieurs buts :

L'immortalité

Laisser une trace d'une vie pour échapper à la mort, accéder à l'immortalité.

Le souvenir

Écrire sa vie pour se retrouver, se regarder par narcissisme.

La confession

Donner sa version des faits, avouer ses erreurs, montrer ses motivations pour justifier sa conduite, blanchir ses fautes...

L'identité

Donner un sens à sa vie, se définir comme différent, unique.

L'information

Témoigner d'une époque, sur des comportements, des valeurs. Dialogue interculturel entre des époques, des régions, des catégories sociales.

Un modèle moral

Offrir une leçon de vie, présenter un personnage de récit de vie comme modèle à imiter.

La complicité

Par le récit de vie, l'auteur entretient avec le lecteur une relation particulière en ceci que l'évocation des souvenirs de l'auteur entraîne, chez le lecteur, l'évocation de ses propres souvenirs. La curiosité (plus ou moins avouable) du lecteur y trouve son content : les grands hommes aussi ont eu leurs faiblesses…

Le récit de vie comme texte argumenté ?

"Ce qui est certain en tout cas, c'est que le lecteur d'une autobiographie doit être attentif à la possibilité d'une thèse (de thèses) sous-tendant le récit.
[...] bien des biographes considèrent la vie qu'ils racontent non comme une fin en soi, mais comme une occasion d'argumenter en faveur d'une thèse." (
Baar et Liemans).

Ces auteurs se demandent même s'il ne faut pas classer l'(auto)biographie comme un sous-genre de l'essai.

Pourquoi lit-on un récit de vie ?

Quand il lit un récit de vie, le lecteur aussi cherche à assouvir un ou plusieurs désirs :

Une information

Trouver des renseignements sur une époque, une culture, une région, une expérience.

Une identification

S'identifier à un modèle, à quelqu'un qui a "réussi".

Une édification

Devenir meilleur, autre, réussir mieux.

D'autres motivations encore:

• l'attrait pour le moi,

• le désir de lire en s'identifiant à quelqu'un,

• le besoin de lecture où l'on peut sauter des passages,

• le plaisir de lire en voyeur.

Le travail de la mémoire.

"C'est un gosse qui parle. Il a entre six et seize ans, ça dépend des fois. Pas moins de six, pas plus de seize. Des fois il parle au présent, et des fois au passé. Des fois il commence au présent et il finit au passé, et des fois l'inverse. C'est comme ça, la mémoire, ça va ça vient. Ça rend pas la chose plus compliquée à lire, pas du tout, mais j'ai pensé qu'il valait mieux vous dire avant. C'est rien que du vrai. Je veux dire, il n'y a rien d'inventé. Ce gosse, c'est moi quand j'étais gosse, avec mes exacts sentiments de ce temps-là. Enfin je crois. Disons que c'est le gosse de ce temps-là revécu par ce qu'il est aujourd'hui [...]"

François Cavanna, Les Ritals, cité par Collès et Dufays.

La mémoire reconstruit le passé, elle opère plusieurs transformations du réel vécu:

  1. Comme on ne peut pas ne pas oublier, la mémoire opère une première sélection des événements.
  2. L'agencement dans le récit (la manière dont le récit est composé, l'ordre dans lequel les événements sont rapportés) est un autre choix qui reflète moins le passé comme tel que la vision qu'en a gardé l'auteur-narrateur.
    1. Le récit de vie est toujours une reconstruction du réel. Aussi la composition d'une biographie ne se fait qu'en modifiant la chronologie des événements selon quatre procédés:

suppression : une grande période de temps ne prend que quelques lignes ou est escamotée;

dilatation : une courte période prend beaucoup de lignes;

suppression / adjonction: on supprime un événement vécu pour un autre inventé;

permutation : on déplace dans le temps des événements de manière à les anticiper ou les retarder.

  1. Comme les oublis risquent de rendre le récit chaotique, discontinu, le narrateur sera quelquefois amené à corriger sa mémoire afin d'en masquer les insuffisances.
  2. Le passé lointain semble retouché par l'imagination qui contamine son souvenir (l'adulte se remémorant son enfance avec la nostalgie d'un paradis perdu). La mémoire ne rapporte que des moments-clés. Un de ces moments privilégiés est l'enfance retracée depuis la naissance. Or, quelle est l'authenticité des souvenirs avant 4 ans ?
  3. Écrire son autobiographie c'est essayer de saisir sa personnalité dans sa totalité, c'est faire une synthèse de soi. En se racontant, le narrateur permet aux autres de le regarder, ceci explique le maquillage de certains événements ou leur arrangement… pas toujours conscient.

Le travail de la mémoire apparaît ainsi comme composé autant d'affabulation que de mémorisation.

Pour faire resurgir les événements, les lieux jouent un rôle important. La vue et les autres sens (ouïe, odorat, goût) obligent la mémoire à refaire un trajet qui permet d'éclairer une personnalité adulte car on attend le plus souvent d'avoir terminé quelque chose avant de le raconter... Le récit de vie est ainsi téléologique (tout entier tourné vers la fin, le sens qu'on veut lui donner).

Dans l'autobiographie, un Je raconte un Moi avec une distance dans le temps et dans l'espace. Le travail de la mémoire peut

  • soit nier cette distance. On peut montrer ainsi la continuité du vécu selon que l'on se centre
    • sur le présent, on montre que l'être d'aujourd'hui est le prolongement de l'être ancien;
    • sur le passé, on montre que l'être d'alors annonçait le personnage d'aujourd'hui.
  • soit accentuer cette distance en prenant du recul par rapport à son passé
    • sur le plan intellectuel : difficulté à comprendre ce qu'on a été.
    • sur le plan affectif : regret ou refus de ce qu'on a été.

La sincérité autobiographique

Un pacte de sincérité est établi dès le début d'une autobiographie. C'est une déclaration d'intention. Le narrateur de l'autobiographie, puisqu'il s'engage, oblige le lecteur à le croire (il est d'ailleurs difficile de tout vérifier).

(Lire et écouter le Préambule des Confessions de Rousseau)

Les stéréotypes

Sous la diversité des formes, les chercheurs découvrent un contenu assez stéréotypé dans les thèmes, les structures narratives et les valeurs idéologiques.

Le stéréotype ou cliché est, au sens propre, une plaque d'imprimerie portant une gravure en relief permettant sa reproduction, son tirage à de nombreux exemplaires.
Au sens figuré, le cliché, stéréotype aussi nommé poncif ou lieu commun, est une idée, une expression très (trop) souvent utilisée. C'est pourquoi on l'appelle également banalité.

Stéréotypes thématiques

Certains thèmes apparaissent régulièrement dans le récit de vie et ils correspondent à l'attente des lecteurs: naissance, portrait de famille, petite enfance, escapade, accident, maladie, entrée en apprentissage, premier amour… Le souvenir est imaginé d'après des récits appartenant à la mémoire collective.

Stéréotypes narratifs

Les étapes conventionnelles du récit biographiques ont été modélisées par Yves Stalloni (cité par Collès et Dufays) notamment:

Les discours biographiques répondent au schéma suivant : raconter sa vie c'est faire le récit d'une ascension vers la réussite. Trois schémas se dessinent ainsi:

·         biographie par vocation : tout petit on est déjà comme on sera plus tard;

·         biographie par convocation : un événement opère une bifurcation décisive;

·         biographie par répétition : la vie est une accumulation lente et progressive des faits qui façonnent le devenir.

Stéréotypes mentaux

L'insertion de lieux communs, citations "nobles" ou de vérités générales garantissent que les attitudes et les événements décrits sont conformes à une idéologie établie.

L'utilisation de stéréotypes remplit diverses fonctions:

fonction vraisemblabilisante

Le déjà-vu, déjà-entendu rend le texte plus "naturel", il assure un sentiment de reconnaissance authentique de l'histoire, une illusion de référence au réel.

fonction évocative

Un cliché en entraîne d'autres, les réactive, il fait référence à toute une mythologie populaire. Le lecteur s'y retrouve dans un univers familier.

fonction sociale

Les stéréotypes rassemblent ceux qui y adhèrent, créent un lien social.

fonction esthétique

Les stéréotypes font l'objet de variantes multiples, le plaisir de la surprise s'allie ainsi à celui de la reconnaissance.

fonction argumentative

La pérennité des clichés semble prouver leur pertinence.

Ces clichés produisent des effets recherchés ou non. Ils réussissent à séduire le plus grand nombre en même temps. Cependant si ces clichés appartiennent à une culture périmée, ils produisent l'effet inverse : moquerie, irritation, ennui.

 

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factuel

fictionnel

transcription

x

x

biographie

x

x

autobiographie

x

x

La naissance

(origines, famille et proches, lieux déterminants, formation)

L'entrée dans la vie

(adolescence, début de l'âge adulte, vie sentimentale, initiation professionnelle)

Grands événements

(voyages, rencontres, deuils, création, célébrité).

Le récit de vie connaît un grand succès sous ses multiples formes : livres, films, entretiens médiatisés... C'est un genre extrêmement vaste.

Une première lecture permet de répartir ces récits en six catégories.

La littérature biographique permet aussi de poser quelques questions particulières:

  • Pourquoi écrit-on et pourquoi lit-on un récit de vie ?
  • Comment fonctionne la mémoire ? Quel est le rapport entre réel et souvenir ?
  • Quelles sont les (macro)structures courantes des récits de vie? Qu'y trouve-t-on habituellement comme séquences? Quels en sont les "lieux communs" ?

D'après Luc Collès et Jean-Louis Dufays

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Le récit de vie.

10 Janvier 2012 , Rédigé par intelligentsia.tn Publié dans #sociologie

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