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Croce et la critique de l'economie politique

21 Mai 2011 , Rédigé par intelligentsia Publié dans #Economie

Antonio Gramsci : La philosophie de la praxis contre l'historicisme idéaliste L'anti-Croce (cahier 10) (1935)

6. Croce et la critique de l'économie politique

Il faut relever dans l'écrit de Croce sur la baisse tendancielle du taux de profit une erreur fondamentale.1 Ce problème est déjà posé dans le Livre I du Capital, là où l'on parle de la plus-value relative; on observe au même endroit comment se manifeste une contradiction dans ce processus : tandis que le progrès technique permet d'un côté une dilatation de la plus-value, il détermine d'un autre côté, par le changement qu'il introduit dans la composition du capital, la baisse tendancielle du taux de profit; et on le démontre dans le Livre III du Capital. Croce présente comme objection à la théorie exposée dans le Livre III, ce qui est exposé dans le Livre I, c'est-à-dire qu'il pose comme objection à la baisse tendancielle du taux de profit la démonstration de l'existence d'une plus-value relative due au progrès technique, sans jamais toutefois faire allusion au Livre I, comme si l'objection était sortie de son cerveau ou était tout simplement le fruit du bon sens.

En tout cas il faut dire que la question de la loi tendancielle du taux de profit ne peut être étudiée seulement d'après l'exposé fait dans le Livre III ; l'exposé du Livre III est l'aspect contradictoire du développement exposé dans le Livre I et on ne peut pas l'en détacher. De plus, il faudrait peut-être déterminer avec plus de soin le sens de loi « tendancielle » : puisque toute loi, en économie politique, ne peut pas ne pas être tendancielle, étant donné qu'elle s'obtient en isolant un certain nombre d'éléments et en négligeant donc les forces contraires, il faudra sans doute distinguer un degré supérieur ou inférieur de tendancialité; tandis que l'adjectif tendanciel est d'ordinaire sous-entendu comme évident, on y insiste au contraire lorsque la tendancialité devient un caractère organiquement important, comme c'est le cas lorsque la baisse du taux de profit est présentée comme l'aspect contradictoire d'une autre loi, celle de la production de la plus-value relative, lorsque l'une tend à annuler l'autre avec cette prévision que la baisse du taux de profit prévaudra. A quel moment peut-on estimer que la contradiction se nouera comme un nœud gordien, normalement insoluble, et exigera l'intervention d'une épée d'Alexandre ?

Quand toute l'économie mondiale sera devenue capitaliste et aura atteint un certain niveau de développement; quand la « frontière mobile » du monde économique capitaliste aura rejoint ses colonnes d'Hercule. Les forces opposées à la loi tendancielle et qui se résument dans la production d'une plus-value relative toujours plus grande, ont des limites qui sont fixées, par exemple, sur le plan technique par l'extension et la résistance élastique de la matière, et sur le plan social par le taux de tolérance au chômage dans une société donnée. Autrement dit, la contradiction économique devient contradiction politique et se résout politiquement dans un renversement de la praxis.2

Il faut encore remarquer que Croce oublie un élément fondamental de la formation de la valeur et du profit dans son analyse, à savoir le « travail socialement nécessaire » dont la formation ne peut être étudiée et mise en évidence dans une seule usine ou dans une seule entreprise. Le progrès technique donne justement à telle ou telle entreprise particulière la chance moléculaire d'augmenter la productivité du travail au-delà de la moyenne sociale et par suite de réaliser des profits exceptionnels (comme c'est étudié dans le Livre I) ; mais à peine ce progrès s'est-il socialisé que cette position initiale se perd peu à peu et la loi de la moyenne sociale de travail fonctionne et abaisse, à travers la concurrence, les prix et les profits : on a alors une baisse du taux de profit, car la composition organique du capital se révèle défavorable. Les entrepreneurs tentent de prolonger la chance initiale aussi longtemps que possible même au moyen de l'intervention législative : défense des brevets, des secrets industriels, etc. qui cependant ne peut qu'être limitée à quelques aspects du progrès technique, sans doute secondaires, mais qui de toute façon ont un poids non négligeable. Le moyen le plus efficace utilisé par les entrepreneurs isolés pour échapper à la loi de la chute du taux de profit, consiste à introduire sans cesse des modifications nouvelles et progressives dans tous les secteurs du travail et de la production ; sans négliger les apports moins importants du progrès qui, dans les très grandes entreprises et multipliés sur une grande échelle, donnent des résultats très appréciables. On peut étudier l'ensemble des activités industrielles d'Henry Ford de ce point de vue : une lutte continuelle, incessante pour fuir la loi de la baisse du taux de profit, en maintenant une position de supériorité sur les concurrents. Ford a dû sortir du champ strictement industriel de la production pour organiser aussi les transports et la distribution de ses marchandises, en déterminant ainsi une distribution de la masse de plus-value plus favorable à l'industriel producteur.

L'erreur de Croce est multiple : il part du présupposé que tout progrès technique détermine immédiatement, comme tel, une baisse du taux de profit, ce qui est erroné, puisque le Capital affirme seulement que le progrès technique détermine un processus de développement contradictoire, dont un des aspects est la baisse tendancielle. Il affirme tenir compte de toutes les prémisses théoriques de l'économie critique et il oublie la loi du travail socialement nécessaire. Il oublie entièrement la partie de la question traitée dans le Livre I, ce qui lui aurait épargné toute cette série d'erreurs, oubli d'autant plus grave qu'il reconnaît lui-même que la section consacrée à la loi de la chute tendancielle dans le Livre III, est incomplète, seulement esquissée, etc. ; une raison péremptoire pour étudier tout ce que le même auteur avait écrit ailleurs sur ce sujet.

1Cf. CROCE : Materialismo storico ed economia marxista, édition française pp. 237-256.

2 Au sujet de la baisse tendancielle du taux de profit, voir un travail recensé dans Nuovi Studi, 1re année, et dû à un économiste allemand, disciple dissident de Franz Oppenheimer, et un livre plus récent de Grossmann recensé dans Cr it ica s oc iale, par Lucien Laurat. (Note de Gramsci.)

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Antonio Gramsci : La philosophie de la praxis contre l'historicisme idéaliste L'anti-Croce (cahier 10) (1935)

Note. La question du texte du Livre III peut être réétudiée à présent que l'on dispose, comme je le crois, de

l'édition diplomatique de l'ensemble des annotations et des notes qui ont dû servir à sa rédaction définitive. Il ne faut pas exclure qu'aient été négligés, dans l'édition traditionnelle, des passages qui, après les polémiques qui se sont produites, pourraient avoir une importance bien plus grande que ce que pouvait imaginer le premier réorganisateur du matériel fragmentaire [Engels]. Un spécialiste d'économie devrait ensuite reprendre la formule générale de la loi de la baisse tendancielle, fixer le moment où la loi se vérifie et établir de façon critique toute la série des passages qui conduisent tendanciellement à cette loi comme conclusion logique.

Il faut développer la remarque sur le sens que doit avoir le terme « tendanciel » lorsqu'il est rapporté à la loi de la baisse du profit. Il est évident que, dans ce cas, la tendancialité ne peut pas être seulement rapportée aux forces contre- opérantes dans la réalité, toutes les fois qu'on y abstrait quelques éléments isolés, pour construire une hypothèse logique. Puisque la loi est l'aspect contradictoire d'une autre loi : la loi de la plus-value relative qui détermine l'expansion moléculaire du système d'usine, c'est-à-dire le développement même du mode de production capitaliste, il ne peut s'agir de forces contre-opérantes identiques à celles que l'on rencontre dans les hypothèses économiques ordinaires. Dans ce cas, la force contre-opérante est elle-même étudiée organiquement et donne lieu à une loi tout aussi organique que la loi de la baisse du taux de profit. La signification du « tendanciel » parait devoir être de caractère « historique » réel et non méthodologique : le terme sert justement à indiquer le processus dialectique par lequel une impulsion moléculaire progressive conduit à un résultat tendanciellement catastrophique dans l'ensemble social, résultat d'où partent d'autres impulsions singulières progressives dans un processus de continuel dépassement qui pourtant ne peut pas se dérouler à l'infini, même s'il se désagrège en un très grand nombre de phases intermédiaires de dimension et d'importance diverses. Il n'est pas totalement exact, pour la même raison, de dire comme le fait Croce dans la préface à la seconde édition de son livre, que si la loi de la baisse du taux de profit était établie avec exactitude, comme le croyait son auteur, elle « entraînerait ni plus ni moins que la fin automatique et prochaine de la société capitaliste ». Rien d'automatique et donc, à plus forte raison, rien de prochain. Cette déduction de Croce est imputable à l'erreur qui consiste à avoir examiné la loi de la chute du taux de profit en l'isolant du processus dans lequel elle a été conçue et en l'isolant non pas dans le but scientifique d'une meilleure exposition, mais comme si elle était valable « absolument » et non comme terme dialectique d'un processus organique plus vaste. Que grand nombre de gens aient interprété la loi à la manière de Croce, n'exempte pas ce dernier d'une responsabilité scientifique certaine.

De nombreuses affirmations de l'économie critique ont été ainsi « mythifiées » et il n'est pas dit qu'une telle formation de mythes n'ait pas eu une importance pratique immédiate et ne puisse pas encore en avoir une. Mais il s'agit d'un autre aspect de la question, qui a peu de rapport avec la position scientifique du problème et avec la déduction logique : elle pourra être examinée au point de vue de la critique des méthodes politiques et des méthodes de politique culturelle. Il est probable que, de ce point de vue, il faudra montrer que la méthode qui consiste à forcer arbitrairement une thèse scientifique pour en tirer un mythe populaire énergétique et propulsif, est une méthode inepte en dernière analyse, et finalement plus nuisible qu'utile : on pourrait comparer cette méthode à l'usage des stupéfiants qui créent un instant d'exaltation des forces physiques et psychiques mais affaiblissent l'organisme de façon permanente.

(M.S. pp. 211-215 et G.q. 10 (II), § 33, pp. 1278-1280 et § 36, pp. 1281-1284.)

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Antonio Gramsci : La philosophie de la praxis contre l'historicisme idéaliste L'anti-Croce (cahier 10) (1935)

7. Progrès et devenir

S'agit-il de deux choses différentes ou de deux aspects différents d'un même concept ? Le progrès est une idéologie, le devenir, une conception philosophique. Le « progrès » dépend d'une mentalité déterminée, dans la constitution de laquelle entrent certains éléments culturels historiquement déterminés; le « devenir » est un concept philosophique, d'où peut être absent le « progrès ». Dans l'idée de progrès est sous-entendue la possibilité de mesurer quantitativement et qualitativement : plus et mieux. On suppose par conséquent une mesure « fixe » ou fixable, mais cette mesure est donnée par le passé, par une certaine phase du passé, ou par certains aspects mesurables, etc. (non qu'on pense à un système métrique du progrès). Comment est née l'idée de progrès ? Cette naissance représente-t-elle un fait culturel fondamental, important au point de faire époque ? Il semble que oui. La naissance et le développement de l'idée de progrès correspondent à la conscience diffuse que l'on a atteint un certain rapport entre la société et la nature (y compris, dans le concept de nature, celui de hasard et d' « irrationalité ») un rapport tel qu'il permet aux hommes, dans leur ensemble, d'être plus sûrs de leur avenir, de pouvoir concevoir « rationnellement » des plans embrassant l'ensemble de leur vie. Pour combattre l'idée de progrès, Leopardi doit recourir aux éruptions volcaniques, c'est-à-dire à ces phénomènes naturels qui sont encore « irrésistibles » et sans remède. Mais dans le passé, les forces irrésistibles étaient bien plus nombreuses : disettes, épidémies, etc. et, à l'intérieur de certaines limites, elles ont été dominées.

Que le progrès ait été une idéologie démocratique, cela ne fait pas de doute, qu'il ait servi politiquement à la formation des États constitutionnels modernes, etc., de même. Qu'il n'ait plus aujourd'hui la même vogue, c'est vrai aussi ; mais en quel sens ? Non pas au sens où on aurait perdu la foi dans la possibilité de dominer rationnellement la nature et le hasard, mais au sens « démocratique » ; c'est-à-dire que les « porteurs » officiels du progrès sont devenus incapables de conquérir cette domination, parce qu'ils ont suscité des forces actuelles de destruction aussi dangereuses et angoissantes que celles du passé (lesquelles sont désormais oubliées « socialement », sinon par tous les éléments sociaux, - car les paysans continuent à ne pas comprendre le « progrès », c'est-à-dire qu'ils croient être, et sont encore trop le jouet des forces naturelles et du hasard, et qu'ils conservent donc une mentalité « magique », médiévale, « religieuse ») comme les « crises », le chômage, etc. La crise de l'idée de progrès n'est donc pas une crise de l'idée elle-même, mais une crise des porteurs de cette idée, qui sont devenus « nature » à dominer eux aussi. Les assauts livrés à l'idée de progrès, dans ces conditions, sont tout à fait intéressés et tendancieux.

Peut-on distinguer l'idée de progrès de celle de devenir? Il ne semble pas. Elles sont nées ensemble comme politique (en France), comme philosophie (en Allemagne, puis développée en Italie). Dans le « devenir », on a cherché à sauver ce qu'il y a de plus concret dans le « progrès », le mouvement et même le mouvement dialectique (donc également un approfondissement, parce que le progrès est lié à la conception vulgaire de l'évolution).

(M.S., pp. 32-33 et G.q. 10 § 48, pp. 1335-1336.)

[1935]

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Antonio Gramsci : La philosophie de la praxis contre l'historicisme idéaliste L'anti-Croce (cahier 10) (1935)

8. Qu'est-ce que l'homme ?

C'est la question première, la question principale de la philosophie. Comment peut-on y répondre ? La définition, on peut la trouver dans l'homme lui-même, c'est-à-dire dans chaque individu. Mais est-elle juste ? Dans chaque individu, on peut trouver ce qu'est chaque « individu ». Mais ce qui nous intéresse, ce n'est pas ce qu'est chaque homme particulier, ce qui d'ailleurs signifie ce qu'est chaque homme particulier à chaque instant donné. Si nous y réfléchissons, nous voyons que, en nous posant la question : qu'est-ce que l'homme, nous voulons dire : qu'est-ce que l'homme peut devenir, c'est-à-dire l'homme peut-il dominer son propre destin, peut-il se « faire », se créer une vie. Disons donc que l'homme est un processus et précisément, c'est le processus de ses actes. Si nous y pensons, la même question : qu'est- ce que l'homme ? n'est pas une question « abstraite » et « objective ». Elle est née de ce que nous avons réfléchi sur nous-mêmes et sur les autres, et de ce que nous voulons savoir, en fonction de nos réflexions et de ce que nous avons vu, ce que nous sommes, et ce que nous pouvons devenir, si réellement, et à l'intérieur de quelles limites, nous sommes les « ouvriers de nous-mêmes », de notre vie, de notre destin. Et cela, nous voulons le savoir « aujourd'hui », dans les conditions qui sont données aujourd'hui, de la vie d' « aujourd'hui » et non de n'importe quelle vie, de n'importe quel homme.

Ce qui a fait naître la question, ce qui lui a donné son contenu, ce sont les façons particulières, c'est-à-dire déterminées de considérer la vie et l'homme : la plus importante de ces façons de voir est la « religion » et une religion déterminée, le catholicisme. En réalité, en nous demandant : « Qu'est-ce que l'homme », quelle importance ont sa volonté et son activité concrète, consistant à se créer lui-même et à vivre sa vie ; nous voulons dire : « Le catholicisme est-il une conception exacte de l'homme et de la vie ? En étant catholiques, et en faisant du catholicisme une règle de conduite, est-ce que nous nous trompons ou est-ce que nous sommes dans le vrai ? » Chacun a la vague intuition que, en faisant du catholicisme une règle de conduite, il se trompe, tant il est vrai que personne ne s'attache au catholicisme comme règle de vie, tout en se déclarant catholique. Un catholique intégral, c'est-à-dire qui appliquerait dans chacun des actes de sa vie les normes catholiques, paraîtrait un monstre, ce qui est, quand on y pense, la critique la plus rigoureuse du catholicisme lui-même, et la plus péremptoire.

Les catholiques diront qu'aucune autre conception n'est suivie ponctuellement, et ils ont raison, mais cela ne fait que démontrer qu'il n'existe pas en fait, historiquement, une manière de concevoir et d'agir qui serait la même pour tous les hommes, et rien d'autre; il n'y a là aucune raison favorable au catholicisme, bien que cette manière de penser et d'agir soit organisée depuis des siècles à cette fin, ce qui n'est encore jamais arrivé pour aucune autre religion avec les mêmes moyens, avec le même esprit de système, avec la même continuité et la même centralisation. Du point de vue « philosophique », ce qui ne satisfait pas dans le catholicisme, c'est le fait que, malgré tout, il place la cause du mal dans l'homme même comme individu, c'est-à-dire qu'il conçoit l'homme comme individu bien défini et limité. Toutes les philosophies qui ont existé jusqu'ici reproduisent, peut-on dire, cette position du catholicisme, c'est-à-dire conçoivent l'homme comme un individu limité à son individualité et l'esprit comme cette individualité. C'est sur ce point qu'il faut réformer le concept de l'homme. Il faut concevoir l'homme comme une série de rapports actifs (un processus dans lequel, si l'individualité a la plus grande importance, ce n'est pas toutefois le seul élément à considérer). L'humanité qui se reflète dans chaque individualité est composée de divers éléments : 1º l'individu ; 2º les autres hommes; 3º la nature. Mais les deuxième et troisième éléments ne sont pas aussi simples qu'il peut sembler. L'individu n'entre pas en rapport avec les autres hommes par juxtaposition, mais organiquement, c'est-à-dire dans la mesure où il s'intègre à des organismes qui vont des plus simples aux plus complexes. Ainsi l'homme n'entre pas en rapport avec la nature simplement par le fait qu'il est lui-même nature, mais activement, par le travail et par la technique. Autre chose : ces rapports ne sont pas mécaniques. Ils sont actifs et conscients, c'est-à-dire qu'ils correspondent au degré d'intelligence plus ou moins grand que chaque homme a. Aussi peut-on dire que chacun se change lui-même, se modifie, dans la mesure où il change et modifie tout le complexe des rapports dont il est le centre de liaison. C'est en ce sens que le philosophe réel est, et doit être nécessairement identique au politique, c'est-à-dire de l'homme actif qui modifie le milieu, en entendant par milieu l'ensemble, des rapports auxquels s'intègre chaque homme pris en particulier. Si notre propre individualité est l'ensemble de ces rapports, nous créer une personnalité signifie acquérir la conscience de ces rapports; modifier notre propre personnalité signifie modifier l'ensemble de ces rapports.

Mais ces rapports, comme on l'a dit, ne sont pas simples. Tout d'abord, certains d'entre eux sont nécessaires, d'autres sont volontaires. En outre, en avoir conscience (c'est-à-dire connaître plus ou moins la façon dont on peut les modifier) les modifie déjà. Les rapports nécessaires eux-mêmes, dans la mesure où ils sont connus dans leur nécessité, changent d'aspect et d'importance. En ce sens, la connaissance est pouvoir. Mais le problème est complexe également par un autre aspect : à savoir qu'il ne suffit pas de connaître l'ensemble des rapports en tant qu'ils existent à un moment donné comme un système donné, mais qu'il importe de les connaître génétiquement, c'est-à-dire, dans leur mouvement de formation, puisque tout individu est, non seulement la synthèse des rapports existants, mais aussi l'histoire de ces rapports, c'est-à-dire le résumé de tout le passé. Mais, dira-t-on, ce que chaque individu peut changer est bien peu de chose, si l'on considère ses forces. Ce qui est vrai jusqu'à un certain point. Puisque chaque homme pris en particulier peut s'associer à tous ceux qui veulent le même changement, et, si ce changement est rationnel, chaque homme peut se multiplier par un nombre imposant de fois et obtenir un changement bien plus radical que celui qui, à première vue, peut

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Antonio Gramsci : La philosophie de la praxis contre l'historicisme idéaliste L'anti-Croce (cahier 10) (1935)

sembler possible.

Les sociétés auxquelles un individu peut participer sont très nombreuses, plus qu'il ne paraît. C'est à travers ces « sociétés » que chaque homme particulier fait partie du genre humain. De même, c'est de multiples façons que l'individu entre en rapport avec la nature, car par technique il faut entendre non seulement cet ensemble de notions scientifiques appliquées industriellement, comme on le fait généralement, mais aussi les instruments « mentaux », la connaissance philosophique.

Que l'homme ne puisse se concevoir autrement que comme vivant en société, est un lieu commun, dont toutefois on ne tire pas toutes les conséquences nécessaires même individuelles : qu'une société humaine déterminée présuppose une société déterminée des choses, et que la société humaine ne soit possible que dans la mesure où il existe une

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