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تعليق خال من المجاملة حول برنامج"بدون مجاملة

23 Mai 2011 , Rédigé par intelligentsia.tn Publié dans #Articles

تعليق خال من المجاملة حول برنامج"بدون مجاملة"

 

طلع علينا الصحفي التونسي توفيق بن بريك بطلعته البهية عبر قناة "حنبعل" وبالتحديد عبر برنامج "بدون مجاملة" فقلت: هذه فرصة لأعرف شيئا من آراء هذا الرجل الذي فكر يوما ما أن يكون رئيسا للشعب التونسي، وكنت أظن أمه ربما يملك هذا الرجل من سعة العقل والقلب والأفق ما يمكن أن يسوغ له الترشح لمنصب هام مثل رئاسة الجمهورية، ولكن المفاجأة لم تكن سارة بالنسبة لي على الأقل لأن خطاب  السيد بن بريك لم يكن سوى خطابا سطحيا نرجسيا عنصريا جهويا وفئويا حتى النخاع.

كيف يسمح هذا الذي يتباهى بجوائزه الكثيرة التي تحصل عليها،أن يتهجم على كل الأحزاب التونسية بحجة أنها تستمد مبادئها من الماضي –ملمحا الى حزب النهضة-أو من روسيا-ملمحا إلى الأحزاب اليسارية عموما- ومن أعطاك حق الوصاية على العقول التونسية لتحدد لها ما ينبغي عليها فعله.انك يا بن بريك حين تصغر شعبك تصغر نفسك.

كيف تسمح لنفسك أن تتبنى ادعاء لا أساس له من الصحة هو من بنات خيال وتخريف الصحفية هالة الذوادي حين ادعت أن بعض الزعماء السياسيين في تونس يضفون على أنفسهم أو على آرائهم شيئا من القداسة،لتستنتج بعبقريتك الخارقة أن هؤلاء سيكفرون كل من يخالفهم الرأي.واني لأتساءل:هل تعرف يا بن بريك شيئا عن حدود العلاقة بين النص والعقل في الإسلام؟ أو عن العلاقة بين النص بما رمز للمطلقية والاجتهاد البشري بما تعبير عن النسبية والمحدودية؟هل تعرف شيئا عن القانون الأساسي لحركة النهضة ؟أم لعلك من أولائك الذي امتهنوا مهنة "محاسبة النوايا" أم لعل ديدنك في الحياة"معيز ولو طاروا"؟

إنك يا "بن بريك" -وأمثالك كثيرون مع كل أسف –تعيش داخل غرفة مغلقة لا أظن أن أشعة الشمس قد مرت من نوافذها ولا أظن أن نسائم الحرية قد عبرت من خلالها, ومن كان كذلك لا ينتظر منه أن يكون أفضل مما كان.

هل يعقل يا بن بريك -والشعب التونسي لم يفرح بعد بثورته كما يجب-أن تأتي اليوم لتبشرنا بأنك تريد أن تبعث جريدة تسميها جريدة "البوزقليف" أو أنك ستؤسس حزبا تسميه حزب "البوزقليف" ؟قد يكون هذا من حقك والأسماء قد لا تكون ذات قيمة أحيانا لأن العبرة في "المسميات" ولكن هل يعقل أن تأتي اليوم لتسخر من أصحاب "العيون الزرقاء" وأولائك الذين يتكلمون ب"القاف" لتقول أن أصحاب العيون ذات الألوان الأخرى" ممن يتكلمون ب"القاء" هم الأولى بالحكم....إنك يا بن بريك مشروع فتنة بامتياز.

أقول لك يا بن بريك- وباللغة الذي يبدو أنك مولع بها "الفرنسية"وهذا دليل على مدى تعلقك بتونس- وبشعبها  :” peut être que tu as une tête bien pleine-pour ne pas dire autre chose , mais une tête bien faite est certainement plus meilleure » 

وأقول لصحافي البرنامج: لاتجاروا ما تهوى أنفسكم الوصول إليه , واحرصوا على الموضوعية، ولا تتهجموا على طرف غائب ليس بإمكانه أن يدافع عن نفسه، ولتكن لكم الشجاعة التي عهدناها عند أغلبكم ,لتدافعوا عن الطرف الغائب مهما كان انتماؤه،لا محبة فيه ، ولكن ليحسب لكم ضيوفكم ألف حساب، فلا تكونوا مجرد تلاميذ عقلاء جدا أمام معلم مستبد جدا. إن المجاراة والمداراة والمداهنة ومجانبة الصواب رغم وضوحه هي التي تخلق الاستبداد والغباء، فلا تكونوا في هذا شركاء.

إن الشعب التونسي ذكي وهو قادر اليوم أن يميز بين من تما هوا مع قيم الديمقراطية قلبا وقالبا وأولائك الذين يحاولون دهن وجوههم ببعض مساحيق الديمقراطية ولسان حالهم يقول:"نحن أو لا أحد"

إن الذي يعمل على إقصاء غيره هو في الحقيقة يقصي نفسه.

 

 

      خليفة عدالات أستاذ العلوم الإسلامية وعلم الاجتماع

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Une société éclatée

21 Mai 2011 , Rédigé par intelligentsia Publié dans #sociologie

Une société éclatée

III. Notre constat : une société éclatée

L’individualisme exacerbé et le communautarisme intégriste présentent autant de dangers l’un que l’autre. La société multiculturelle butte sur les difficultés de réussir l’intégration des personnes d’origine étrangère.
L’individualisme est un mouvement long de l’histoire qui conduit progressivement à une atomisation du lien social. C’est la mise en place d’une société du « droit » pour chacun d’affirmer ses choix personnels, sa singularité au travers de son mode de vie et de ses désirs immédiats.

L’individualisme a et peut apporter le meilleur comme le pire.

Le meilleur, comme l’autonomie de l’individu, une plus grande tolérance, les droits de l’homme, l’égalité entre les hommes et les femmes, la liberté de la presse, la liberté d’association ou la liberté de penser.

Le pire, comme la liberté qui ne respecte pas la liberté d’autrui, la priorité des droits sur celles des devoirs.

Ce processus d’individualisation et de déshumanisation de la société se vit également aux travers de manifestations collectives particulières comme le cocooning – le repli sur la sphère privée – ou le phénomène Nimby – « pas dans mon jardin ». Le développement technologique accentue aussi ce mouvement : les relations interpersonnelles ont tendance à diminuer voire à devenir anonymes et virtuelles (sur Internet).

Parallèlement, nos sociétés sont confrontées à une nouvelle lame de fond : le communautarisme et le fanatisme.

Côté face, le communautarisme apporte du lien social dans notre société éclatée sous la diversité des modes de consommation et de vie. Il y a une réaffirmation d’une identité, d’un sentiment d’appartenance à un groupe ou à une société.

Côté pile, le communautarisme dans sa forme la plus radicale constitue le terreau du fanatisme, de l’intégrisme et du collectivisme. Il nie les droits de l’individu au sein de sa propre communauté ou pire encore, il nie les droits d’existence et de vie d’une autre communauté. L’excès, l’intolérance et l’intégrisme peuvent déstabiliser sélectivement les pays constitutifs de l’Union européenne.

Entre l’affirmation de soi et de sa communauté d’un côté et les nécessaires règles de vies communes d’une société de l’autre, entre les droits et les devoirs, entre les intérêts de l’individu et l’intérêt général, il y a une transformation profonde du lien social qui unit les différentes personnes qui composent une société.

Autre constat alarmiste qui résulte de cette société éclatée : le profond malaise vécu par une jeunesse en perte de repères. La société d’aujourd’hui est caractérisée par la rupture des mécanismes traditionnels de contrôle, exercés normalement jadis par la famille, le voisinage, l’école.
Plus que par le passé, les jeunes sont exposés à de nombreux facteurs de risque comme l’oisiveté, la déscolarisation prématurée, le manque d’insertion professionnelle, les phénomènes d’alcoolisme, de drogue. De ce fait, la jeunesse est ressentie par le monde des adultes comme un problème. Un fossé d’incompréhension se creuse. Les jeunes sont marginalisés. Certains tombent facilement dans la révolte et la délinquance. De plus en plus de jeunes sont, de plus en plus tôt (12-16 ans) , en situation de décrochage familial et scolaire. Les structures existantes (clubs sportifs, centre culturel, mouvements de jeunesse) ne répondent pas à l’attente de ces jeunes qui adoptent une attitude de rejet en bloc de la société.

Notre ambition : miser sur les familles, l’éducation et réussir la société multiculturelle

L’épanouissement de chaque personne trouve ses racines dans une société où la famille, l’éducation et la culture ont un rôle clé à jouer.
Le défi de l’immigration, aujourd’hui et encore plus demain, consiste à construire une société véritablement multiculturelle.
La famille, l’éducation, tout comme la formation, l’insertion sociale et professionnelle, l’égalité des chances, la culture, les loisirs et le cadre de vie, conditionnent certes le développement de nos régions, mais déterminent surtout l’épanouissement de chaque personne.

Dans notre conception de la société, nous considérons que chaque personne s’épanouit par ses relations interpersonnelles. C’est au sein des familles que s’apprennent et se vivent d’abord la solidarité, la tolérance, le souci des autres et le sens du devoir. Un soutien déterminé aux familles leur permettant de jouer et d’assumer leurs responsabilités de premier éducateur s’avère dès lors indispensable.

Sur le plan pratique aussi, la restauration de l’image de la famille peut aider à surmonter les questions liées au vieillissement de la population et à la débâcle démographique, y compris la délicate question du paiement des retraites.

Responsabiliser et soutenir les parents dans l’éducation est primordial car l’enseignement seul ne doit pas assumer toutes les missions d’éducation. La reconnaissance et le soutien qu’accordera la société à l’éducation et au rôle des familles, détermineront la qualité de l’avenir de nos enfants.

Notre ambition est de bâtir un projet éducatif avec l’ensemble des acteurs de l’éducation au premier rang desquels figurent les enseignants qui doivent être soutenus, reconnus et motivés, dans la perspective d’une société de personnes responsables et capables d’initiatives.

Le projet éducatif que nous soutenons doit allier pédagogie de la réussite et retour au sens de l’effort. Nous défendons un système d’enseignement qui renoue avec la performance tout en considérant qu’un enfant égale un enfant.

Pour lutter contre le phénomène de la violence urbaine dont les auteurs sont majoritairement des jeunes mineurs en situation de décrochage familial et scolaire, nous proposons d’initier des politiques nouvelles.
Le pouvoir fédéral et régional doivent soutenir davantage les Communes qui s’engagent dans des politiques innovantes en matière d’encadrement de la jeunesse.
La création dans chaque Commune d’une « maison de jeunes » et le recrutement d’ « éducateurs de rue » au contact direct des jeunes, sont de nature à prévenir la délinquance juvénile et à modifier le comportement social de ces jeunes.

Par ailleurs, la question de l’intégration des immigrés doit être abordée sans tabou, de manière responsable et humaine. Le mot « immigré » n’a d’ailleurs plus guère de sens par rapport à la réalité, car nous sommes aujourd’hui en présence de générations nées en Belgique. Les « immigrés » d’hier sont aujourd’hui soit belges, soit résidents permanents dans notre pays. Nier cette réalité relève de l’irresponsabilité: la Belgique, déjà confrontée à ses conflits linguistiques et communautaristes risque, demain, d’y ajouter les problèmes d’autres communautés, et se trouvera face à de grandes difficultés.

Le défi à relever est celui de construire une société véritablement multiculturelle. Nous estimons que des solutions volontaristes, qui privilégient le long terme, sont indispensables. Cependant, nous défendons becs et ongles que tout résidant belge respecte les droits de l’Homme et les libertés fondamentales, la Constitution et les lois du peuple belge.
Nous défendons aussi les principes suivants:

Notre pays, dans le respect des engagements qu’il a signés, accorde le droit d’asile aux personnes reconnues comme étant réfugiés politiques. Ceux qui n’auraient pas obtenu ce statut doivent se voir garantir des conditions de vie humaines et décentes dès lors qu’ils se trouvent encore sur notre territoire.

L’immigration clandestine ne peut pas être tolérée. Toute mesure d’expulsion de demandeurs d’asile déboutés ou de « sans papiers » se doit de respecter les droits de recours garantis par la loi, et les droits humains en général. Mais si une décision d’expulsion a été prise, nous insistons pour que celle-ci soit exécutée dans les faits et dans les plus brefs délais.

 

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LES ILLUSIONS DU PROGRES..Georges Sorel

21 Mai 2011 , Rédigé par intelligentsia Publié dans #sociologie

Georges Sorel, "les illusions du progrès", 1908 (extraits I.III-c).

LES ILLUSIONS DU PROGRES

    PREMIERES IDEOLOGIES DU PROGRES (Ch 1, III. -suite-)

"Le progrès sera toujours un élément essentiel du grand courant qui ira jusqu'à la démocratie moderne, parce que  la doctrine du progrès permet de jouir en toute tranquilité des biens d'aujourd'hui, sans se soucier des difficultés de demain. Elle avait plu à l'ancienne société de nobles désoeuvrés; elle plaira toujours aux politiciens que la démocratie hisse au pouvoir et qui, menacés d'une chute prochaine, veulent faire profiter leurs amis de tous les avantages que procure l'Etat.
De nos jours, comme au temps de Fontenelle, lasociété dominante exige qu'on la mette en possession d'une science complète du monde, qui lui permette d'émettre des opinions sur toute choses sans avoir besoin de traverser une instruction spéciale.
Ce qu'elle appelle science est une manière d'inventer la nature à la manière de Descartes, et n'a aucun rapport avec l'approfondissement des problèmes que se pose la véritable science fondée sur la prosaique réalité (1)
_____________________
(1)
Renan a écrit à ce sujet quelques lignes bien significatives : "Il arriva, ce semble, à Babylonne, ce qui arriverait de nos jours si les charlatans scientifiques, soutenus par les gens du monde et les journaux, envahissaient l'Institut, le Collège de France, les facultés. Chez nous, certains besoins supérieurs aux caprices des gens du monde, l'artillerie, la fabrication de substances explosives, l'industrie appuyée sur la science, maintiendront la science vraie. A babylonne, les farceurs l'emportèrent". -Histoire du peuple d'Israel. Le XVII° et le XVIII° siècle n'avaient pas d'industrie scientifique.
____________________

De nos jours, l'idée que tout peut être soumis à une exposition parfaitement claire n'est guère moins forte que du temps de Descartes; si l'on s'avise de protester contre l'illusion du rationnalisme, on passe immédiatement pour un ennemi de la démocratie. J'ai maintes fois entendu des personnes, qui se vantent de travailler au progrès, déplorer l'enseignement de Bergson et le signaler comme le plus grand danger que puisse avoir à combattre l'esprit moderne -
Il y aurait plus d'un rapprochement à établir entre Bergson et Pascal. -."

" Pour nos démocrates, comme pour les beaux esprits cartésiens, le progrès ne consiste point dans l'accumulation de moyens techniques, ni même de connaissances scientifiques, mais dans l'ornement de l'esprit qui, débarrassé des préjugés, sûr de lui même et confiant dans l'avenir, s'est fait une philosophie assurant le bonheur à tous les gens qui possèdent les moyens de vivre largement.
L'histoire de l'humanité est une sorte de pédagogie qui amène à passer de l'état sauvage à la vie aristocratique.
"Le genre humain, disait Turgot en 1750, considéré depuis son origine, paraît aux yeux d'un philosophe un tout immense qui a, comme chaque individu, son enfance et ses progrès."
Condorcet, en reprenant l'oeuvre inachevée de Turgot, entrera encore davantage dans cet ordre d'idées : c'est l'histoire de la pédagogie de l'humanité qu'il va essayer de nous décrire.
... Parmi les projets que rêvait Condorcet pour une humanité régénérée par la Révolution, figure le perfectionnement de la langue, "si vague encore et si obscure"; il estimait que les hommes avaient besoin d'une langue d'autant plus précise qu'ils avaient reçu une instruction moins complète, en sorte qu'il comptait sans doute réformer la langue populaire sur le modèle des langues appauvries dont se servait alors la bonne société. Il espérait aussi que l'on pourrait créer une langue scientifique universelle qui arriverait à rendre "la connaissance de la vérité facile et l'erreur presque impossible"
Ces préoccupations étaient fort naturelles chez les hommes qui avaient pour but de mettre un résumé sur des connaissances à la portée des gens du monde et de tout transformer en agréables sujets de conversation."







 

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Decline and fall of the roman Empire.

21 Mai 2011 , Rédigé par intelligentsia Publié dans #Histoire

Lecture 14

The Decline and Fall of Rome

One of the reasons for the success of the Roman Empire was that the Romans treated their Empire as the world. In other words, the world was equated with the Empire. This belief formed the social cement which kept the Empire sustained. However, this bond, this social cohesion, was temporary at best. There were, after all, forces outside the Roman Empire which were eating away at the Empire itself. And regardless of whether we accept the fact that Rome fell as a result of internal pressure or invasions from the outside, or both at one and the same time, one thing is abundantly clear: Rome fell, and did so with a loud noise. It would take Western Civilization nearly ten centuries to recover and refashion a world which could be the rival of the civilization of Rome.

By the third and fourth centuries AD, it is proper to speak of a Greco-Roman tradition of thought. The Romans tried to limit the influence of Greek thought in the early days of the Empire. However, over time Greek ideas joined with Roman conceptions and a new tradition of thought was forged. In some respects, the Hellenistic world became Romanized. This is just one more example of how the Romans succeeded by assimilated other cultures. Furthermore, the Greco-Roman tradition refers as much to classical and Hellenistic Greece as it does the days of the Roman Republic and the Empire. Both civilizations produced a world view which we could only call pagan. This world view was secular through and through. Gods and goddesses were common to both civilizations and yet as time passed it was the virtuous life of the good citizen that was of supreme importance. The emphasis was on living the good life in the here and now, whether in the city state or the cosmopolis.

The Greco-Roman tradition was fashioned over the one thousand year history of the classical world, the world of Greece and Rome. The Renaissance of the 14th through 16th centuries attempted to revive the ideals of the classical world, and so the humanists of the Renaissance tried to imitate the humanism of centuries past. Humanist scholars took great pains to study the texts of the ancient world, not just to "harvest" the virtuous life of classical man, but to learn classical Greek and Latin. If ancient texts needed to be studied, then they needed to be studied in the language in which they were composed. What had happened between the fall of Rome and the Renaissance was the bastardization of classical languages. As scholars, the humanists needed the classical world for its language as much as it did for its ideas.

However, it was also during the age of the Pax Romana that this pagan tradition, this Greco-Roman tradition, was joined by another important tradition, by another world view. This world view is called the Judeo-Christian tradition. That is, the ethical and ordering principles of the Jewish and Christian faiths.

The Greco-Roman tradition was secular: it proposed no one God and formal religion as we know it today, did not exist. While the Greeks would pay homage to their  many deities, as would the Romans, there is no doubt that they placed their true faith in the hands of man. In other words, humanism: man the thinker, man the doer, man the maker. For the Greeks, man was endowed with Reason, the capacity to think and use his intellect. This initially took the form of glorifying the city state: the city state was the world. Anything outside the city state was somehow inferior, barbarian. In an important respect such an attitude was narrow in focus and provided the Greeks with a tunnel vision that prevented them from further growth during the Hellenistic Age.

The Greeks were also obsessed with the personal cultivation of the individual. "Know thyself," repeated Socrates. The good man ought to seek the good life and so become a good citizen, a virtuous citizen. And a collection of virtuous citizens would constitute the virtuous city state. The only way that the good life was at all possible was through personal examination. Or, as Socrates again argued, "the unexamined life is not worth living."

Above all, the Greeks asked questions. What is knowledge? What is the state? What is beauty? What is virtue? What is justice? Was the best form of government? The Greeks, in the last analysis, were thinkers rather than doers. In time, the Greek world view came or to be based on the intellect more than it was on action. The best illustration of this world view -- a view of thought rather than of action-- was the Stoic and Epicurean therapies of the Hellenistic Age. These therapies taught resignation in the face of chaos and disorder -- they taught men to resign themselves in private reflection and thought.

The Romans, on the other hand, were doers, they were men of action. They succeeded in translating into action what the Greeks had only thought possible. The Romans also asked questions about the world, about nature, and about man. To be sure, they inhabited the same world as the Hellenistic Greeks. They understood and accepted the chaos and disorder of the world. However, they were clearly more prepared to develop their thought of the world in relation to what kind of world in which they wanted to live. The Romans also had the example of the Greeks and their history. In other words, the Romans were cognizant of what the Greeks had accomplished and not accomplished. The Greeks had no such history to which they could refer.

The end result for the Romans was that they managed to create their own world and they called it the Roman Empire. And their world view became embodied in a pagan cult. This cult was nothing less than the patriotic worship of Rome itself. And throughout the Empire we find the expression Genius Populi Romani celebrated by all Romans. If anything sustained the Empire, it was the conception of the "Genius of the Roman People." The Romans were taught to believe that the destiny of Rome was the destiny of the world and this became embodied in a civil religion which embraced the genius of the Roman people. This civil religion was a secular, pagan religion, in which all men devoted their energies toward public service to state. It was their duty to serve the state. It was virtuous. These duties consisted of service and responsibility because only through responsible service would one come to know virtue.

Despite the obvious fact that the majority of Roman emperors were scheming, devious, opportunistic, or plainly insane, the world view dominated the social life of the Roman citizen of the Empire. The history of the Empire is dotted with political assassinations, strangulations, emperors playing fiddles while Rome burned, court intrigue and rivalry not to mention a widespread incidence of downright insanity or paranoid schizophrenia. In the end, it is extraordinary that the Roman Empire existed for as long as it did. For Edward Gibbon, author of the Decline and Fall of the Roman Empire (3 vols, 1770s), the decline of Rome was natural and required little explanation: "The decline of Rome was the natural and inevitable effect of immoderate greatness. Prosperity ripened the principle of decay; the cause of the destruction multiplied with the extent of conquest; and, as soon as time or accident and removed the artificial supports, the stupendous fabric yielded to the pressure of its own weight. The story of the ruin is simple and obvious: and instead of inquiring why the Roman Empire was destroyed we should rather be surprised that it has subsisted for so long." [Gibbon, Decline and Fall of the Roman Empire, 2nd ed., vol. 4, ed. by J. B. Bury (London, 1909), pp. 173-174.]

It's a complicated question and has occupied the attention of historians for centuries. One thing can be said with certainty -- although Rome ultimately fell  in A.D. 476, the its decline was a process that had been going on for centuries. This goes back to the comment we've been making all along, that Roman strengths eventually became Roman weaknesses. Another thing which we ought to remember is that the Roman Empire was large, and when we speak of the fall of Rome, we are talking about the western half of the Empire. The eastern half survived as the Byzantine Empire until 1453. Lastly, there is no one explanation that accounts for Rome's decline and fall.

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Croce et la critique de l'economie politique

21 Mai 2011 , Rédigé par intelligentsia Publié dans #Economie

Antonio Gramsci : La philosophie de la praxis contre l'historicisme idéaliste L'anti-Croce (cahier 10) (1935)

6. Croce et la critique de l'économie politique

Il faut relever dans l'écrit de Croce sur la baisse tendancielle du taux de profit une erreur fondamentale.1 Ce problème est déjà posé dans le Livre I du Capital, là où l'on parle de la plus-value relative; on observe au même endroit comment se manifeste une contradiction dans ce processus : tandis que le progrès technique permet d'un côté une dilatation de la plus-value, il détermine d'un autre côté, par le changement qu'il introduit dans la composition du capital, la baisse tendancielle du taux de profit; et on le démontre dans le Livre III du Capital. Croce présente comme objection à la théorie exposée dans le Livre III, ce qui est exposé dans le Livre I, c'est-à-dire qu'il pose comme objection à la baisse tendancielle du taux de profit la démonstration de l'existence d'une plus-value relative due au progrès technique, sans jamais toutefois faire allusion au Livre I, comme si l'objection était sortie de son cerveau ou était tout simplement le fruit du bon sens.

En tout cas il faut dire que la question de la loi tendancielle du taux de profit ne peut être étudiée seulement d'après l'exposé fait dans le Livre III ; l'exposé du Livre III est l'aspect contradictoire du développement exposé dans le Livre I et on ne peut pas l'en détacher. De plus, il faudrait peut-être déterminer avec plus de soin le sens de loi « tendancielle » : puisque toute loi, en économie politique, ne peut pas ne pas être tendancielle, étant donné qu'elle s'obtient en isolant un certain nombre d'éléments et en négligeant donc les forces contraires, il faudra sans doute distinguer un degré supérieur ou inférieur de tendancialité; tandis que l'adjectif tendanciel est d'ordinaire sous-entendu comme évident, on y insiste au contraire lorsque la tendancialité devient un caractère organiquement important, comme c'est le cas lorsque la baisse du taux de profit est présentée comme l'aspect contradictoire d'une autre loi, celle de la production de la plus-value relative, lorsque l'une tend à annuler l'autre avec cette prévision que la baisse du taux de profit prévaudra. A quel moment peut-on estimer que la contradiction se nouera comme un nœud gordien, normalement insoluble, et exigera l'intervention d'une épée d'Alexandre ?

Quand toute l'économie mondiale sera devenue capitaliste et aura atteint un certain niveau de développement; quand la « frontière mobile » du monde économique capitaliste aura rejoint ses colonnes d'Hercule. Les forces opposées à la loi tendancielle et qui se résument dans la production d'une plus-value relative toujours plus grande, ont des limites qui sont fixées, par exemple, sur le plan technique par l'extension et la résistance élastique de la matière, et sur le plan social par le taux de tolérance au chômage dans une société donnée. Autrement dit, la contradiction économique devient contradiction politique et se résout politiquement dans un renversement de la praxis.2

Il faut encore remarquer que Croce oublie un élément fondamental de la formation de la valeur et du profit dans son analyse, à savoir le « travail socialement nécessaire » dont la formation ne peut être étudiée et mise en évidence dans une seule usine ou dans une seule entreprise. Le progrès technique donne justement à telle ou telle entreprise particulière la chance moléculaire d'augmenter la productivité du travail au-delà de la moyenne sociale et par suite de réaliser des profits exceptionnels (comme c'est étudié dans le Livre I) ; mais à peine ce progrès s'est-il socialisé que cette position initiale se perd peu à peu et la loi de la moyenne sociale de travail fonctionne et abaisse, à travers la concurrence, les prix et les profits : on a alors une baisse du taux de profit, car la composition organique du capital se révèle défavorable. Les entrepreneurs tentent de prolonger la chance initiale aussi longtemps que possible même au moyen de l'intervention législative : défense des brevets, des secrets industriels, etc. qui cependant ne peut qu'être limitée à quelques aspects du progrès technique, sans doute secondaires, mais qui de toute façon ont un poids non négligeable. Le moyen le plus efficace utilisé par les entrepreneurs isolés pour échapper à la loi de la chute du taux de profit, consiste à introduire sans cesse des modifications nouvelles et progressives dans tous les secteurs du travail et de la production ; sans négliger les apports moins importants du progrès qui, dans les très grandes entreprises et multipliés sur une grande échelle, donnent des résultats très appréciables. On peut étudier l'ensemble des activités industrielles d'Henry Ford de ce point de vue : une lutte continuelle, incessante pour fuir la loi de la baisse du taux de profit, en maintenant une position de supériorité sur les concurrents. Ford a dû sortir du champ strictement industriel de la production pour organiser aussi les transports et la distribution de ses marchandises, en déterminant ainsi une distribution de la masse de plus-value plus favorable à l'industriel producteur.

L'erreur de Croce est multiple : il part du présupposé que tout progrès technique détermine immédiatement, comme tel, une baisse du taux de profit, ce qui est erroné, puisque le Capital affirme seulement que le progrès technique détermine un processus de développement contradictoire, dont un des aspects est la baisse tendancielle. Il affirme tenir compte de toutes les prémisses théoriques de l'économie critique et il oublie la loi du travail socialement nécessaire. Il oublie entièrement la partie de la question traitée dans le Livre I, ce qui lui aurait épargné toute cette série d'erreurs, oubli d'autant plus grave qu'il reconnaît lui-même que la section consacrée à la loi de la chute tendancielle dans le Livre III, est incomplète, seulement esquissée, etc. ; une raison péremptoire pour étudier tout ce que le même auteur avait écrit ailleurs sur ce sujet.

1Cf. CROCE : Materialismo storico ed economia marxista, édition française pp. 237-256.

2 Au sujet de la baisse tendancielle du taux de profit, voir un travail recensé dans Nuovi Studi, 1re année, et dû à un économiste allemand, disciple dissident de Franz Oppenheimer, et un livre plus récent de Grossmann recensé dans Cr it ica s oc iale, par Lucien Laurat. (Note de Gramsci.)

11

Antonio Gramsci : La philosophie de la praxis contre l'historicisme idéaliste L'anti-Croce (cahier 10) (1935)

Note. La question du texte du Livre III peut être réétudiée à présent que l'on dispose, comme je le crois, de

l'édition diplomatique de l'ensemble des annotations et des notes qui ont dû servir à sa rédaction définitive. Il ne faut pas exclure qu'aient été négligés, dans l'édition traditionnelle, des passages qui, après les polémiques qui se sont produites, pourraient avoir une importance bien plus grande que ce que pouvait imaginer le premier réorganisateur du matériel fragmentaire [Engels]. Un spécialiste d'économie devrait ensuite reprendre la formule générale de la loi de la baisse tendancielle, fixer le moment où la loi se vérifie et établir de façon critique toute la série des passages qui conduisent tendanciellement à cette loi comme conclusion logique.

Il faut développer la remarque sur le sens que doit avoir le terme « tendanciel » lorsqu'il est rapporté à la loi de la baisse du profit. Il est évident que, dans ce cas, la tendancialité ne peut pas être seulement rapportée aux forces contre- opérantes dans la réalité, toutes les fois qu'on y abstrait quelques éléments isolés, pour construire une hypothèse logique. Puisque la loi est l'aspect contradictoire d'une autre loi : la loi de la plus-value relative qui détermine l'expansion moléculaire du système d'usine, c'est-à-dire le développement même du mode de production capitaliste, il ne peut s'agir de forces contre-opérantes identiques à celles que l'on rencontre dans les hypothèses économiques ordinaires. Dans ce cas, la force contre-opérante est elle-même étudiée organiquement et donne lieu à une loi tout aussi organique que la loi de la baisse du taux de profit. La signification du « tendanciel » parait devoir être de caractère « historique » réel et non méthodologique : le terme sert justement à indiquer le processus dialectique par lequel une impulsion moléculaire progressive conduit à un résultat tendanciellement catastrophique dans l'ensemble social, résultat d'où partent d'autres impulsions singulières progressives dans un processus de continuel dépassement qui pourtant ne peut pas se dérouler à l'infini, même s'il se désagrège en un très grand nombre de phases intermédiaires de dimension et d'importance diverses. Il n'est pas totalement exact, pour la même raison, de dire comme le fait Croce dans la préface à la seconde édition de son livre, que si la loi de la baisse du taux de profit était établie avec exactitude, comme le croyait son auteur, elle « entraînerait ni plus ni moins que la fin automatique et prochaine de la société capitaliste ». Rien d'automatique et donc, à plus forte raison, rien de prochain. Cette déduction de Croce est imputable à l'erreur qui consiste à avoir examiné la loi de la chute du taux de profit en l'isolant du processus dans lequel elle a été conçue et en l'isolant non pas dans le but scientifique d'une meilleure exposition, mais comme si elle était valable « absolument » et non comme terme dialectique d'un processus organique plus vaste. Que grand nombre de gens aient interprété la loi à la manière de Croce, n'exempte pas ce dernier d'une responsabilité scientifique certaine.

De nombreuses affirmations de l'économie critique ont été ainsi « mythifiées » et il n'est pas dit qu'une telle formation de mythes n'ait pas eu une importance pratique immédiate et ne puisse pas encore en avoir une. Mais il s'agit d'un autre aspect de la question, qui a peu de rapport avec la position scientifique du problème et avec la déduction logique : elle pourra être examinée au point de vue de la critique des méthodes politiques et des méthodes de politique culturelle. Il est probable que, de ce point de vue, il faudra montrer que la méthode qui consiste à forcer arbitrairement une thèse scientifique pour en tirer un mythe populaire énergétique et propulsif, est une méthode inepte en dernière analyse, et finalement plus nuisible qu'utile : on pourrait comparer cette méthode à l'usage des stupéfiants qui créent un instant d'exaltation des forces physiques et psychiques mais affaiblissent l'organisme de façon permanente.

(M.S. pp. 211-215 et G.q. 10 (II), § 33, pp. 1278-1280 et § 36, pp. 1281-1284.)

[1935]

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Antonio Gramsci : La philosophie de la praxis contre l'historicisme idéaliste L'anti-Croce (cahier 10) (1935)

7. Progrès et devenir

S'agit-il de deux choses différentes ou de deux aspects différents d'un même concept ? Le progrès est une idéologie, le devenir, une conception philosophique. Le « progrès » dépend d'une mentalité déterminée, dans la constitution de laquelle entrent certains éléments culturels historiquement déterminés; le « devenir » est un concept philosophique, d'où peut être absent le « progrès ». Dans l'idée de progrès est sous-entendue la possibilité de mesurer quantitativement et qualitativement : plus et mieux. On suppose par conséquent une mesure « fixe » ou fixable, mais cette mesure est donnée par le passé, par une certaine phase du passé, ou par certains aspects mesurables, etc. (non qu'on pense à un système métrique du progrès). Comment est née l'idée de progrès ? Cette naissance représente-t-elle un fait culturel fondamental, important au point de faire époque ? Il semble que oui. La naissance et le développement de l'idée de progrès correspondent à la conscience diffuse que l'on a atteint un certain rapport entre la société et la nature (y compris, dans le concept de nature, celui de hasard et d' « irrationalité ») un rapport tel qu'il permet aux hommes, dans leur ensemble, d'être plus sûrs de leur avenir, de pouvoir concevoir « rationnellement » des plans embrassant l'ensemble de leur vie. Pour combattre l'idée de progrès, Leopardi doit recourir aux éruptions volcaniques, c'est-à-dire à ces phénomènes naturels qui sont encore « irrésistibles » et sans remède. Mais dans le passé, les forces irrésistibles étaient bien plus nombreuses : disettes, épidémies, etc. et, à l'intérieur de certaines limites, elles ont été dominées.

Que le progrès ait été une idéologie démocratique, cela ne fait pas de doute, qu'il ait servi politiquement à la formation des États constitutionnels modernes, etc., de même. Qu'il n'ait plus aujourd'hui la même vogue, c'est vrai aussi ; mais en quel sens ? Non pas au sens où on aurait perdu la foi dans la possibilité de dominer rationnellement la nature et le hasard, mais au sens « démocratique » ; c'est-à-dire que les « porteurs » officiels du progrès sont devenus incapables de conquérir cette domination, parce qu'ils ont suscité des forces actuelles de destruction aussi dangereuses et angoissantes que celles du passé (lesquelles sont désormais oubliées « socialement », sinon par tous les éléments sociaux, - car les paysans continuent à ne pas comprendre le « progrès », c'est-à-dire qu'ils croient être, et sont encore trop le jouet des forces naturelles et du hasard, et qu'ils conservent donc une mentalité « magique », médiévale, « religieuse ») comme les « crises », le chômage, etc. La crise de l'idée de progrès n'est donc pas une crise de l'idée elle-même, mais une crise des porteurs de cette idée, qui sont devenus « nature » à dominer eux aussi. Les assauts livrés à l'idée de progrès, dans ces conditions, sont tout à fait intéressés et tendancieux.

Peut-on distinguer l'idée de progrès de celle de devenir? Il ne semble pas. Elles sont nées ensemble comme politique (en France), comme philosophie (en Allemagne, puis développée en Italie). Dans le « devenir », on a cherché à sauver ce qu'il y a de plus concret dans le « progrès », le mouvement et même le mouvement dialectique (donc également un approfondissement, parce que le progrès est lié à la conception vulgaire de l'évolution).

(M.S., pp. 32-33 et G.q. 10 § 48, pp. 1335-1336.)

[1935]

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Antonio Gramsci : La philosophie de la praxis contre l'historicisme idéaliste L'anti-Croce (cahier 10) (1935)

8. Qu'est-ce que l'homme ?

C'est la question première, la question principale de la philosophie. Comment peut-on y répondre ? La définition, on peut la trouver dans l'homme lui-même, c'est-à-dire dans chaque individu. Mais est-elle juste ? Dans chaque individu, on peut trouver ce qu'est chaque « individu ». Mais ce qui nous intéresse, ce n'est pas ce qu'est chaque homme particulier, ce qui d'ailleurs signifie ce qu'est chaque homme particulier à chaque instant donné. Si nous y réfléchissons, nous voyons que, en nous posant la question : qu'est-ce que l'homme, nous voulons dire : qu'est-ce que l'homme peut devenir, c'est-à-dire l'homme peut-il dominer son propre destin, peut-il se « faire », se créer une vie. Disons donc que l'homme est un processus et précisément, c'est le processus de ses actes. Si nous y pensons, la même question : qu'est- ce que l'homme ? n'est pas une question « abstraite » et « objective ». Elle est née de ce que nous avons réfléchi sur nous-mêmes et sur les autres, et de ce que nous voulons savoir, en fonction de nos réflexions et de ce que nous avons vu, ce que nous sommes, et ce que nous pouvons devenir, si réellement, et à l'intérieur de quelles limites, nous sommes les « ouvriers de nous-mêmes », de notre vie, de notre destin. Et cela, nous voulons le savoir « aujourd'hui », dans les conditions qui sont données aujourd'hui, de la vie d' « aujourd'hui » et non de n'importe quelle vie, de n'importe quel homme.

Ce qui a fait naître la question, ce qui lui a donné son contenu, ce sont les façons particulières, c'est-à-dire déterminées de considérer la vie et l'homme : la plus importante de ces façons de voir est la « religion » et une religion déterminée, le catholicisme. En réalité, en nous demandant : « Qu'est-ce que l'homme », quelle importance ont sa volonté et son activité concrète, consistant à se créer lui-même et à vivre sa vie ; nous voulons dire : « Le catholicisme est-il une conception exacte de l'homme et de la vie ? En étant catholiques, et en faisant du catholicisme une règle de conduite, est-ce que nous nous trompons ou est-ce que nous sommes dans le vrai ? » Chacun a la vague intuition que, en faisant du catholicisme une règle de conduite, il se trompe, tant il est vrai que personne ne s'attache au catholicisme comme règle de vie, tout en se déclarant catholique. Un catholique intégral, c'est-à-dire qui appliquerait dans chacun des actes de sa vie les normes catholiques, paraîtrait un monstre, ce qui est, quand on y pense, la critique la plus rigoureuse du catholicisme lui-même, et la plus péremptoire.

Les catholiques diront qu'aucune autre conception n'est suivie ponctuellement, et ils ont raison, mais cela ne fait que démontrer qu'il n'existe pas en fait, historiquement, une manière de concevoir et d'agir qui serait la même pour tous les hommes, et rien d'autre; il n'y a là aucune raison favorable au catholicisme, bien que cette manière de penser et d'agir soit organisée depuis des siècles à cette fin, ce qui n'est encore jamais arrivé pour aucune autre religion avec les mêmes moyens, avec le même esprit de système, avec la même continuité et la même centralisation. Du point de vue « philosophique », ce qui ne satisfait pas dans le catholicisme, c'est le fait que, malgré tout, il place la cause du mal dans l'homme même comme individu, c'est-à-dire qu'il conçoit l'homme comme individu bien défini et limité. Toutes les philosophies qui ont existé jusqu'ici reproduisent, peut-on dire, cette position du catholicisme, c'est-à-dire conçoivent l'homme comme un individu limité à son individualité et l'esprit comme cette individualité. C'est sur ce point qu'il faut réformer le concept de l'homme. Il faut concevoir l'homme comme une série de rapports actifs (un processus dans lequel, si l'individualité a la plus grande importance, ce n'est pas toutefois le seul élément à considérer). L'humanité qui se reflète dans chaque individualité est composée de divers éléments : 1º l'individu ; 2º les autres hommes; 3º la nature. Mais les deuxième et troisième éléments ne sont pas aussi simples qu'il peut sembler. L'individu n'entre pas en rapport avec les autres hommes par juxtaposition, mais organiquement, c'est-à-dire dans la mesure où il s'intègre à des organismes qui vont des plus simples aux plus complexes. Ainsi l'homme n'entre pas en rapport avec la nature simplement par le fait qu'il est lui-même nature, mais activement, par le travail et par la technique. Autre chose : ces rapports ne sont pas mécaniques. Ils sont actifs et conscients, c'est-à-dire qu'ils correspondent au degré d'intelligence plus ou moins grand que chaque homme a. Aussi peut-on dire que chacun se change lui-même, se modifie, dans la mesure où il change et modifie tout le complexe des rapports dont il est le centre de liaison. C'est en ce sens que le philosophe réel est, et doit être nécessairement identique au politique, c'est-à-dire de l'homme actif qui modifie le milieu, en entendant par milieu l'ensemble, des rapports auxquels s'intègre chaque homme pris en particulier. Si notre propre individualité est l'ensemble de ces rapports, nous créer une personnalité signifie acquérir la conscience de ces rapports; modifier notre propre personnalité signifie modifier l'ensemble de ces rapports.

Mais ces rapports, comme on l'a dit, ne sont pas simples. Tout d'abord, certains d'entre eux sont nécessaires, d'autres sont volontaires. En outre, en avoir conscience (c'est-à-dire connaître plus ou moins la façon dont on peut les modifier) les modifie déjà. Les rapports nécessaires eux-mêmes, dans la mesure où ils sont connus dans leur nécessité, changent d'aspect et d'importance. En ce sens, la connaissance est pouvoir. Mais le problème est complexe également par un autre aspect : à savoir qu'il ne suffit pas de connaître l'ensemble des rapports en tant qu'ils existent à un moment donné comme un système donné, mais qu'il importe de les connaître génétiquement, c'est-à-dire, dans leur mouvement de formation, puisque tout individu est, non seulement la synthèse des rapports existants, mais aussi l'histoire de ces rapports, c'est-à-dire le résumé de tout le passé. Mais, dira-t-on, ce que chaque individu peut changer est bien peu de chose, si l'on considère ses forces. Ce qui est vrai jusqu'à un certain point. Puisque chaque homme pris en particulier peut s'associer à tous ceux qui veulent le même changement, et, si ce changement est rationnel, chaque homme peut se multiplier par un nombre imposant de fois et obtenir un changement bien plus radical que celui qui, à première vue, peut

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Antonio Gramsci : La philosophie de la praxis contre l'historicisme idéaliste L'anti-Croce (cahier 10) (1935)

sembler possible.

Les sociétés auxquelles un individu peut participer sont très nombreuses, plus qu'il ne paraît. C'est à travers ces « sociétés » que chaque homme particulier fait partie du genre humain. De même, c'est de multiples façons que l'individu entre en rapport avec la nature, car par technique il faut entendre non seulement cet ensemble de notions scientifiques appliquées industriellement, comme on le fait généralement, mais aussi les instruments « mentaux », la connaissance philosophique.

Que l'homme ne puisse se concevoir autrement que comme vivant en société, est un lieu commun, dont toutefois on ne tire pas toutes les conséquences nécessaires même individuelles : qu'une société humaine déterminée présuppose une société déterminée des choses, et que la société humaine ne soit possible que dans la mesure où il existe une

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Antonio Gramsci

21 Mai 2011 , Rédigé par intelligentsia Publié dans #sociologie

Antonio Gramsci

(1891-1937)

 

Parmi les théoriciens essentiels de la pensée marxiste, il faut citer Gramsci. Pour certains, le moins dogmatique des théoriciens de la révolution. Il ne fut pas pour autant un "millénariste", car pour lui, " l'homme est un processus, et, précisément, c'est le processus de ses actes ".

Le socialiste

Il était né le 22 janvier 1891 à Ales, un village de Sardaigne. À quatre ans, il tomba par terre, des bras de quelqu'un qui le portait ; cette chute provoqua une malformation de la colonne vertébrale, qui compromet sa santé à jamais. Il ne quitta pas la Sardaigne avant ses vingt ans. Doté d'une grande force de caractère, le jeune Antonio ne fut pas un enfant heureux. Plutôt réservé et mélancolique. Il apprit à compter sur ses propres forces plutôt que se reposer sur autrui, ce qui devait le préparer à affronter les épreuves futures. Un de ses refuges fut bien sûr la lecture. Une boulimie de livres. Ce fut son aîné de sept ans, Gennaro, qui l'introduisit aux idées socialistes et au monde des luttes de la classe ouvrière sarde. À 18 ans, Antonio Gramsci fréquenta le lycée de Cagliari, ne cachant très longtemps ses opinions socialistes et anticolonialistes. Dans une dissertation pour l'école, intitulée Opprimés et oppresseurs, il écrit en faveur du "combat permanent de l'humanité contre la tyrannie d'un seul homme, d'une seule classe, ou même de tout un peuple".

À l'automne 1911, Gramsci obtint une bourse et fut admis à l'université de Turin. Il entama des études de philologie et envisagea une carrière de professeur de linguistique. Il adhéra à la fédération de la jeunesse du Parti socialiste durant l'été 1913 et au Pari socialiste l'année suivante. 1915 constitue un tournant. Il abandonne ses ambitions universitaires pour satisfaire sa soif avide de passer à l'action politique. La première guerre mondiale engloutissait alors la jeunesse d'Europe. La pensée de Gramsci, à ce stade de son évolution peut se définir comme un socialisme qui croit dans le pouvoir des idées et la capacité des intellectuels à modifier le cours de l'Histoire. Il se sent profondément Sarde et solidaire de ce Mezzogiorno rural et pauvre, colonisé par cette oppressante Italie du Nord. Comme d'autres, Gramsci nourrissait de la sympathie pour la frange syndicale et révolutionnaire du mouvement socialiste dont l'un des animateurs est alors Benito Mussolini.

Gramsci avait passé du temps à assurer la formation des jeunes ouvriers en les initiant à Marx, Romain Rolland, Benedetto Croce ou Antonio Labriola. Dans le même temps, il avait commencé son activité de journaliste en écrivant des articles pacifistes dans la presse socialiste turinoise. A partir de 1916, il a sa rubrique, à la fois culturelle et politique, dans Avantì, l'organe du PS de Turin. C'est au début de 1917 que Gramsci publie La Citta futura, (la Cité future), une brochure pour la fédération des jeunes socialistes. Destinée à amener les jeunes travailleurs et les étudiants au socialisme, ce petit livre fut le témoignage de la croyance de Gramsci dans la force de la volonté, guidée par une analyse intelligente de la réalité dans le cadre de la discipline d'un parti politique fort. Cette volonté ainsi articulée permettait les changements fondamentaux nécessaires dans la société et dans l'Etat.

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Karl Marx

21 Mai 2011 , Rédigé par intelligentsia Publié dans #sociologie

___Introduction to Sociology

 

 

 

Karl Marx

 

"What the bourgeoisie produces above all is its own gravediggers. Its fall and the victory of the proletariat are equally inevitable"[Communist Manifesto, 1848]

"From each according to ability: to each according to need" [Critique of the Gotha Programme 1875]

"The philosophers have only interpreted the world, in various ways; the point is to change it."
[11th Thesis on Feuerbach, 1888]


The Person

The Work

Introduction

The Overall Doctrine

Marx Becomes a Young Hegelian

Class Theory

Parisian Days: Marx Becomes a Socialist

Alienation

The End of Apprenticeship

The Sociology of Knowledge

The Founding of the First International

Dynamics of Social Change

 

Marx once said that he was not a Marxist [Attributed by Engels, letter to C. Schmidt, 1890]. We are not allowed that luxury, for in a sense we are all Marxists. We all live in a world which has been shaped by the economic and social forces he identified, and one to a great extent defined by the political forces his work inspired. Without Lenin, Mao and Stalin, the history of this century would have been very different, though probably scarcely less chaotic or bloody. It is no exagerration to say that, of all theorists of society, Karl Marx has deeply touched and affected all our lives. Our modern political landscape reflects divisions established in Marx's time, and in part under his influence. Whatever their protesations, the Labour Party and the Conservative Party were profoundly affected by the challenge of Marxist movements, summarised in one of the biggest selling works in history, The Communist Manifesto.

The intellectual challenge to sociology on the part of Marxism was rather later in coming, but when it did involved a regrounding of the study of society in historically developing social and economic forces. Academic social scientists came to acknowledge that social change and conflict, as much as or more than stability and cooperation, are fundamental features of modern society. Sociologists began to study the forms of resistance to exploitation adopted by a variety of people: working class pupils in an education system geared to middle class aspirations; young blacks defined as delinquent; women on the assembly line.

Marx has been out of fashion for a long time. The success of free-market economic theories throughout the world and the collapse of the Communist states of the Soviet Union and Eastern Europe took its toll, and social theorists turned to the trendier ways of post-modernism, social theory for those who find the Teletubbies too intellectually taxing. However, like Slade and Cliff Richard records at Christmas time, this one won't go away. His ideas are now beginning to gain credence in the unlikeliest quarters. Right wing free-market think-tanks are praising the originality and prescience of his thought. Indeed, when what was the world's most succesful economy, South Korea, can be overnight plunged into recession, the relevance of a thinker who put recurrent economic crises at the heart of his analysis of the capitalist system has to be acknowledged.

Like Max Weber, Marx places inequality and social division at the heart of his theory of society. However, whereas most commentators before or since view division and conflict as byproducts of various social processes, for Marx it is at the heart of capitalist social relations. Further explanation will merely duplicate what you will find in your lecture notes, the course texts, and on these websites. Happy surfing.

Websites On Marx

Work By Marx

Karl Marx Class Notes (External Link)

Economic and Philosophic Manuscripts

 

The Communist Manifesto

 

Commentary on Marx (External Link)

 

 

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Jacques Berque : quel Islam?

16 Mai 2011 , Rédigé par intelligentsia.tn Publié dans #sociologie


Quel Islam?
 
Par Jacques Berque

Ce texte est paru dans Le Temps stratégique No 64, juin 1995.
 
Jacques Berque a, dans sa jeunesse, étudié l'arabe en vivant en tribu dans la région du Hodna algérien et le droit musulman avec des cheikhs de l'Université de Qarawiyin à Fès. Plus tard il a occupé, un quart de siècle durant, la chaire d'histoire sociale de l'Islam contemporain au Collège de France, et servi comme expert de l'Unesco. Il est l'auteur d'une trentaine d'ouvrages d'histoire sociale et d'islamologie, parmi lesquels: Les Arabes d'hier à demain (Paris, Seuil, 1960), L'Intérieur du Maghreb (Paris, Gallimard, 1978) et L'Islam au temps du monde (Paris, Sindbad, 1984). Retiré depuis 1981 dans son village familial des Landes, Jacques Berque a publié encore une nouvelle Traduction du Coran (Paris, Sindbad, 1991), un volume de souvenirs, Mémoires des deux rives (Paris, Seuil, 1989) et un essai plus général, Il reste un avenir (Paris, Arléa, 1993).
Le terme d'Islam couvre à la fois le déploiement géopolitique et les contenus sociaux et spirituels de la plus jeune des trois grandes religions monothéistes. Formulée en Arabie dans la première moitié du VIIe siècle, elle s'est répandue tant par voie de conversion et d'attraction culturelle que de conquête, au point de constituer aujourd'hui l'un des systèmes les plus actifs dans le monde, tout en y restant largement méconnue d'autrui.
 
L'Islam est
la plus jeune
des trois grandes
religions
monothéistes

I. LA SITUATION. A la mi-décembre 1994 se réunissait à Casablanca en congrès l'Organisation de la Conférence islamique. Y participaient une cinquantaine de nations ou de mouvements se réclamant de l'Islam. L'impressionnante diversité répondant à cette enseigne confrontait les sociétés, les images et les phases les plus différentes du développement. L'évocation de la savane africaine y voisinait avec celle des steppes de l'Asie centrale, celle des pêcheries malaises avec celle des caravanes sahariennes. La vieille monarchie marocaine y coudoyait l'insurrection des Moros philippins. Un Tatar de Kazan s'enquérait de manuscrits auprès d'un lettré damascène. A qui eût reporté cet arc-en-ciel humain sur la mappemonde se fût découverte toute une écharpe terrestre de part et d'autre du quadrilatère arabe, siège de la révélation coranique voici quatorze siècles. Arabe, en effet, s'était voulu le Coran: lui-même l'affirme. De là une sorte de droit d'aînesse pour l'Arabe. Il est, selon la formule de Louis Massignon, axial à l'Islam autant que l'Islam l'est à lui.
Arc-en-ciel humain
sur la mappemonde,
haute civilisation,
écrite et non-écrite
Et pourtant, dans la réunion mêlée de Casablanca se croisaient bien des idiomes, dont certains partagent avec l'arabe le privilège d'un classicisme reconnu de tous: ainsi le persan et le turc, pour ne citer que ces langues chargées de chefs-d'oeuvre. Mais seul un pédantisme rabougri aurait pu s'en tenir à ce panthéon académique. Dans l'enceinte de la conférence s'activaient aussi des représentants de riches cultures populaires, de profondes traditions non-écrites. Et l'Afrique musulmane, également conviée à ces agapes, y portait avec le témoignage de ses misères celui de ses trésors saccagés.

C'est d'Afrique nilotique en tout cas, et plus précisément du Soudan, que le fondamentalisme, ou intégrisme, ou islamisme, apportait avec les thèses du Dr. Hasan al-Turabi l'argumentation la plus provocante. Défrayant depuis plusieurs années la chronique, et sourdement présent à la conférence, il en avait été proscrit, dès l'allocution d'ouverture, par le roi du Maroc, président de session. L'Islam, disait Hassan II, le rejetait, au nom de ses traditions de tolérance et de juste milieu. Quel beau débat en perspective!

Mais le débat n'eut pas lieu. La Conférence s'en tint, à l'exemple de semblables réunions internationales, à résoudre des conflits entre délégations et à discuter de cas ponctuels, sans traiter des problèmes de fond, auxquels cet article aura l'audace de s'attaquer.

L'impérialisme, où nous verrons, sans la moindre sentimentalité, l'expansion de la révolution industrielle en rapports inégaux sur la planète, y aura perverti durablement l'échange entre peuples et entre cultures. L'Islam, qui le subit de plein fouet, aura longtemps régné sur des secteurs délaissés par le progrès technologique, et de ce fait livrés à l'intervention de l'étranger. Il n'avait pas non plus suivi, depuis deux ou trois siècles, les chemins de la rationalité occidentale, historiquement liée à cet essor. Tout comme la Grèce antique le Maghreb, le Proche Orient, l'Iran, l'Inde musulmane avaient développé de grandes civilisations dénuées de performances mécaniques. Le retard matériel alimenta chez ces peuples un complexe d'infériorité - admiration et révolte mêlées - qui ne devait se résoudre que longtemps après coup. On ne peut même pas dire qu'il ait entièrement disparu, non plus d'ailleurs que les rapports objectifs qu'il traduisait.
Mais civilisation
ayant accédé tard
aux performances
technologiques
Les cultures tricontinentales (pour user d'un néologisme commode) auront subi une dépréciation corrélative à celle de l'ensemble du corps social. ةcartées de l'efficacité, celle des machines et celle des concepts, elles s'écartelèrent entre les reliefs de leur classicisme et la charge folklorique que leur concédaient les agitateurs de l'histoire. La projection du modèle européen reléguait ainsi des cultures jadis prospères ou inventives dans une dépendance que leurs soubresauts défensifs, pour énergiques qu'ils fussent parfois, ne devaient pas soustraire plus tard à la dure loi du rattrapage et comme à un vertige de l'imitation. Cela jusqu'au moment où la reprise politique de ces peuples impliqua un renversement du processus. Avec une force croissante depuis les lendemains de la Seconde Guerre mondiale, de nouvelles nations, beaucoup se réclamant de leur caractère islamique, s'attelèrent alors à une tâche immense d'éducation et de reconstruction, dont on ne peut dire qu'elle soit encore achevée.

L'Islam en tant que credo et que legs spirituel n'aurait, pas plus que les autres monothéismes, dû être affecté au négatif par ces vicissitudes. Ses affinités naturalistes lui épargnaient même le dualisme de base qui, dans le christianisme, oppose la grâce à la nature. N'avait-il pas, durant ses siècles d'or, adopté et enrichi la tradition hellénique de la physis [nature]? En théorie rien ne le gênait dans la poursuite du progrès matériel. Sa faiblesse, en revanche, tenait à l'envahissante sécularité des temps modernes. Celle-ci défiait en lui l'indivision ou plutôt la convergence que sa Loi établit entre le spirituel et le temporel.
Avec l'Occident est-ce
l'inter-compréhension?
Non: l'acrimonie
et l'altérité
Cette difficulté, nous la retrouvons aussi bien dans sa doctrine que dans ses comportements. Aujourd'hui même, l'adaptation croissante du cadre de vie et des idées peut bien agir sur l'Islam. Les rapports de travail avec l'Autre, ou seulement son voisinage, lui posent des problèmes inédits, qu'il lui faut résoudre. Enfin l'expatriation de ses travailleurs par centaines de mille et d'une partie de sa jeunesse instruite fait jouer chez lui à différents niveaux et sur différents modes des phénomènes d'acculturation. Cependant, force est de constater que ce qui en résulte entre systèmes, dans la période présente, est moins l'inter-compréhension des cultures et des peuples que l'acrimonie réciproque, et moins l'harmonie que l'altérité.


II. INTةRIORITةS. Voilà donc un système ardemment unitaire. Il s'autorise de la création de l'homme par Dieu et de ce que j'appellerai hardiment les adhérences cosmiques de l'humain. Le naturalisme s'y mêle à l'idée de la transcendance d'une façon difficile à comprendre pour nous, habitués que nous sommes à confronter diamétralement ces notions. Simone Weil n' a-t-elle pas souligné le contraste entre le Dieu biblique, qui serait un Dieu "naturel", et celui des Chrétiens, le seul à s'exalter en Sur-Nature? Cela peut aider à comprendre, par contraste, l'idée de Dieu propre à l'Islam. Il est pourtant ressenti par les siens comme le même Dieu qu'adorent les deux autres monothéismes. "Notre Dieu ne fait qu'un avec le vôtre" (Coran XXIX, 46).

Un dieu d'une puissance infinie et qui écraserait notre liberté, s'il n'octroyait à celle-ci la plénitude de ses responsabilités. Bien entendu, les penseurs de l'Islam auront agité, comme ceux du Christianisme, le difficile débat de la prédestination. Or ils le tranchent, non pas dans le sens du fatalisme, qu'on leur prête, mais dans celui de la liberté. Que dire d'aphorismes tels que celui-ci: "Lorsque tu n'éprouves pas de honte, agis à ta guise" (hadîth). [Les hadîths sont de courts récits rapportant le détail du comportement et des propos de Mahomet, l'envoyé d'Allah; la somme des hadîths forme la Sunna, la Tradition.] C'est là, dit un commentateur, "le pivot autour duquel tourne l'Islam tout entier". L'Islam est une religion du yusr, "libre cours". Immediacy and wholyness, disait le grand Iqbal pour caractériser le système. Deux termes que le français pourrait rendre par "immédiateté" et "globalité", si l'on osait risquer ces néologismes.

Alors quoi, cette religion du jeûne annuel, de la réclusion féminine, de la Guerre sainte, du voile, aspects sévères ou arrogants qu'elle prend pour nous interpeller, cette dureté offensive qu'elle affecte dans les propos des islamistes, ne procéderaient que d'un juste instinct que nous portons en nous? L'Islam, ce serait l'élan d' un Vicaire Savoyard gratifié des joies de la vie? Le birr ou "vertu", dit Nawawi, juriste et traditionnaire damascène (1233-1277), se ramène à la "bonté de nature", husn al-khalq : "facilité de comportement, aménité du visage, gentillesse du langage". Avouons nos perplexités.

Nos scolastiques semblent avoir compris cet Islam mieux que nous, eux qui, dans des dialogues signés de noms aussi illustres qu'Abélard et Ramon Llull, faisaient de l'interlocuteur musulman le champion de la philosophie antique. Tels d'ailleurs se qualifiaient un Kindi, un Farabi, un Avicenne, un Averroès enfin, lequel n'en exerçait pas moins les responsabilités d'un magistrat d'Islam.

Le naturalisme, en effet, ou si l'on veut l'objectivité du credo islamique se fonde sur une conception de l'univers où prend également sa source une rationalité inhérente à l'humain. Cette fitra, "prime nature", où s'entrelacent ainsi la "dévotion foncière", ikhlâç, la raison initiale et la finalité cosmique, l'Islam y voit la matrice "selon laquelle Dieu instaura les humains, sans qu'il y ait de substitution possible à la création de Dieu". (Coran,XXX, 30).

Qu'est-ce que le Coran? Il y a une génération encore ou deux, l'étude du Coran constituait le bagage essentiel de l'éducation. Référons-nous là-dessus à l'analyse poignante qu'en donne Taha Husein, grand écrivain égyptien, dans le Livre des Jours (1929). Bien que les choses aient changé sur ce point, et que la détérioration de la mémoire fasse comme ailleurs son uvre dans les sociétés musulmanes, il s'y produit plutôt atténuation que changement radical. Nul ne peut parler d'Islam encore aujourd'hui sans écouter au préalable la parole fondatrice, présente et agissante en tous lieux de l'Islam, du Maroc à l'Indonésie. On ne doit sans doute plus définir le Coran comme cette sorte d'objectivation de la conscience qu'il avait longtemps constitué pour des millions de fidèles. Mais il leur offre toujours un pôle de référence. Il prodigue toujours son conseil à qui le lui demande et garde son rôle de guide dans l'inconscient individuel et collectif.

Ouvrons-le. C'est un ensemble touffu de plus de six mille versets, articulés en 114 sourates de longueurs très inégales. L'une s'étale sur 286 versets, l'autre n'en comprend que 3. Quel principe peut commander une telle irrégularité? L'exégèse balbutie là-dessus depuis quatorze siècles.

Il est vrai que l'impression de désordre s'évanouit devant la splendeur de la forme. Ce flot de langage (plus de 323 000 lettres groupées en 6 616 mots) vibre d'un rythme assonancé plus subtil et plus prenant que ceux de la vieille poésie. L'effet de son multiplie le sens avec tout ensemble une précision sémantique et des connotations étagées dont s'émerveille depuis quatorze siècles la rhétorique arabe. Cela "passe" parfois même en traduction. ةcoutons plutôt l'étonnante bucolique qui interrompt la Sourate XVI, "Les abeilles":

65. (...) Ainsi Dieu fait-Il descendre du ciel sur la terre une eau pour l'en faire revivre après qu'elle sera morte
- En quoi réside un signe pour qui écouterait!

66. Assurément réside une leçon pour vous dans les bêtes de troupeaux. Nous vous donnons de ce qui dans leur ventre fait transition entre le sang et le chyme: un lait pur, si doux à passer quand on en boit

67. des fruits des vignes et des palmiers vous prélevez ce qui enivre et l'attribution profitable
- En quoi réside un signe pour qui raisonnerait!

68. Ainsi ton Seigneur révèle-t-Il aux abeilles: Accommodez-vous des demeures à partir des montagnes, des arbres et des rochers

69. et encore butinez de tous les fruits. Dès lors suivez les chemins de votre Seigneur, bien humbles. De leur corsage sourd une boisson de couleur variée, qui recèle guérison pour les hommes
- En quoi réside un signe pour qui réfléchirait
"Lorsque tu
n'éprouves pas
de honte, agis
à ta guise"
Parenthèse I. "Vois-tu", interrompit le cheikh, "les nations passent, et les systèmes. L'Islam demeure. Je ne parlerai pas de vos grandeurs éphémères par pure courtoisie. Regarde seulement de notre côté: que reste-t-il de Saladin, de Méhemet Alî, de Nasser?"

Des multitudes ferventes, à l'heure de la prière, affluaient aux porches de la Mosquée de Sâyyîd-nâ'l-Husayn, au Caire, puis en refluaient rythmiquement. L'appel des nourritures planait à l'enseigne des rôtisseurs, spécialistes de la viande de chevreau. "Mangez des choses bonnes que Nous vous assignons" (Coran II, 57), proclamaient leurs enseignes. Tout miroitait de conscience tranquille. Religion et bombance se hérissaient de désir mâle quand de-ci, de-là, dans la foule surchauffée, une belle femme à demi-voilée promenait un piment furtif. Cependant un colporteur proposait aux clients du café Fishâwî des livres d'exégèse empilés sous son bras.

Le cheikh régnait débonnairement sur ce concordat de la Loi et de la Nature. Je lui rappelai un propos du leader marocain 'Allâl al-Fâsi (1906-1974). Revenant d'un voyage en URSS, il me racontait l'issue d'un banquet auquel on l'avait invité en Transcaucasie. L'accompagnateur russe avait roulé sous la table, et le mufti Uzbek, jusque là muet, lui avait alors confié, dans un arabe rocailleux, ses rancunes et ses espoirs. Et 'Allâl de conclure: "Le communisme sera tombé, qu'il y aura toujours l'Islam."

Je n'eus pas alors l'audace de lui demander: "Quel Islam?" Mais la même question me hantait, cheminant en compagnie du cheikh égyptien, dans cette rue d'Al-Azhar dont les devantures de libraires étalaient, plus que de raison me sembla-t-il, les ouvrages de Sayyîd Qutb, un théologien, et de Mutawallî Sha'rawî, un prédicateur connu pour son rigorisme et sa véhémence.

Mon interlocuteur s'abstenant à ce constat de tout commentaire, la courtoisie m'imposait de changer de sujet. Nous prîmes le parti de déplorer les méfaits de l'urbanisme qui plaque désormais sur la cité fatimide, telle l'immense araignée des temps modernes, un réseau de freeways.
Que dit le Coran?
Que la foi est
la vertu cardinale
et, comme la raison,
innée à l'homme
Que dit le Coran? La foi, restée jusqu'à présent la vertu cardinale de l'Islam, situe l'homme dans le cosmique en position de responsable. Elle lui est innée (fitra), sous forme de "dévotion foncière". Tel est sans doute l'axe à la fois social et métaphysique de la Révélation. Il s'assortit, en amont, d'une étiologie qui fait appel, pour leur vertu démonstrative, aux catastrophes des peuples qui ont manqué aux morales premières, et, en aval, d'une eschatologie contrastée: d'un côté le châtiment des réprouvés, de l'autre le bonheur sensuel des élus, lequel d'ailleurs pourrait bien n'être qu'allégorique.

Ces lignes structurelles se recroisent avec des lignes conjoncturelles où joue la temporalité: allusions à la chronique de l'époque: vicissitudes de la communication du message, notations discrètes et espacées sur les épreuves du messager lui-même, en tant qu'agent pleinement humain. Ces coordonnées sont partout à l'uvre dans le Coran. Gageons qu'il n'est pas de passage où elles ne se combinent de quelque façon. Ce n'est d'ailleurs là qu'un constat tautologique, la Révélation impliquant une liaison entre deux catégories infiniment dénivelées, celle du divin ou absolu et celle du temps ou relatif. Nos scolastiques parlaient à ce propos de communication des idiomes...

L'Islam s'écartait du Mosaïsme par sa grande parcimonie en matière de rites et d'interdits. Sur le christianisme il tranchait par son refus du péché originel, son option pour la Nature, ses attitudes sans complexe à l'égard de la sexualité. "Désirez autant que Dieu vous l'assigne" (Coran, II, 187). Pas plus de deux cent cinquante normes dans le Coran, disent certains, d'autres disent cinq cents! Revenons à Nawawî, commentateur autorisé du hadîth: "Lorsque tu n'éprouves pas de sentiment de honte agis à ta guise". C'est un impératif permissif, pour autant qu'on puisse se permettre un tel binôme. Toute action qui ne tombe pas sous le coup d'un interdit légal est loisible. La morale, devenue ainsi tributaire du libre arbitre et de la subjectivité, ressortit davantage à une esthétique de la vie qu'à l'application d'un décalogue.
Parcimonie
de rites, refus
du péché originel,
naturalisme mêlé
de transcendance
Il est vrai que depuis longtemps, et bien qu'insoutenable en théorie, le suivisme des jurisprudences aura compromis ce que les oscillations entre grands exégètes pouvaient ménager de liberté. Malgré toutes les plaidoiries contre le "conformisme" ou "culte du précédent" (taqlîd), rares furent en effet, depuis le milieu du Xe siècle, les recours véritables des jurisconsultes à l'"initiative doctrinale" (ijtihâd), et encore moins à l'"innovation" (tajdîd), plus souvent d'ailleurs qualifiée d'"impiété" (bid'a), que de "réforme" (islah).


Parenthèse II. Le psychanalyste hocha la tête: "En somme", dit-il, "c'est une inverbation sur quoi se fonde l'Islam, plutôt que sur une incarnation, comme disent les Chrétiens.

- Mais non!, protesta le cheikh. La langue du Coran procède bien de Dieu, elle ne l'est à aucun titre.

- N'empêche que vous revêtez cette parole d'une autorité surnaturelle, bien qu'il s'agisse, selon vos dires, du langage même de la tribu du Prophète, Quraysh."

J'admirais, à part moi, l'érudition du spécialiste. Né au Maroc, il avait une bonne pratique de l'arabe. Je crus néanmoins à propos de préciser qu'il s'agissait bien en l'espèce d'un parler humain, mais sublimé au sens fort, par ce rôle éminent et comme réinstitué dans son système. De parole toute terrestre, encore que chargée de valeurs profanes, il est devenu une autre langue, la langue coranique, véhicule de la Révélation. J'opposais intentionnellement ces deux mots, selon la distinction qu'en fait de Saussure. Le psychanalyste me coupa:

"Et du même coup, l'Islam escamote la béance qui, dans d'autres systèmes, sépare initialement la chose brute des signes du langage propre à l'exprimer. C'est ainsi qu'étant venu le troisième (après Moïse et le Christ), il se targue de proximité par rapport à l'originel. La langue maternante lui épargne le meurtre du père. C'est-à-dire la fracture initiale de toute signification." [Daniel Sibony dans Les trois monothéismes].
Religion du
"libre cours"
de l'immédiateté
de la globalité

Le débat s'égarait. La querelle du "fichu islamique", au moment même où nous parlions, occupait la France. Il y allait, aux yeux de beaucoup, de la laïcité de notre pays, condition affichée de sa tolérance à l'égard d'un pluralisme religieux et culturel. ةlargissons le débat. Ne pourrait-on pas dire que le statut de la femme et ses signes extérieurs constituent un critère majeur d'évolution pour une société? Et c'est là-dessus, justement, qu'achoppe, aux yeux de beaucoup, l'adaptation de l'Islam à la marche générale du monde.


III. DISCORDANCES. L'Islam pâtit en effet dans l'opinion mondiale d'un discrédit qu'il ne partage ni avec le Japon, plus redouté que réprouvé, ni avec la Chine, formidable client à ménager, ni avec l'Inde, géant que son penchant métaphysique fait tenir pour inoffensif. Le Musulman, lui, demeure l'éternel Sarrasin, rendu plus dangereux encore par une modernité à quoi il n'accèderait que pour le pire. Ne cumule-t-il pas, tel l'Iraq de Saddam, le sous-dévelopement avec l'aptitude à se doter de la bombe atomique? Soyons francs. Plus encore que par des stratégies particulières, il impressionne par cette sorte d'exception qu'il s'arroge et où lui-même cherche un refuge, qui lui "rende tout le reste par surcroît". Glorifier Dieu, voire pratiquer les cinq prières, dans un monde de plus en plus profane; lier le politique au religieux alors que tout milite pour la sécularité; ériger enfin la mémoire du message initial au cur du présent dans l'accélération générale des situations et des idées, de telles attitudes résistent à l'intimidation comme aux bonnes manières. C'est donc à ce grand réfractaire que l'opinion internationale attribuera l'irréductibilité des Palestiniens, malgré le rôle majeur joué par des Chrétiens dans cette résistance, les menaces de terrorisme à partir de la Syrie, du Soudan ou de la Libye, les assassinats d'intellectuels en Algérie, etc.
Hélas, le Musulman
reste trop souvent
pour les Occidentaux
l'éternel Sarrasin,
réprouvé, agressif
Essayons de faire calmement le point sur trois accusations principales: une agressivité poussée parfois jusqu'au terrorisme; une propension à mobiliser le religieux en politique; une certaine répugnance à se soumettre aux droits de l'homme, dont ceux de la femme sont aujourd'hui le critère le plus sûr.

Agressif? Lentement, difficilement, la démocratie s'est frayée un chemin en Occident, et de là un peu partout. Si telle est bien l'évolution réelle ou présumable, reconnaissons qu'elle n'élimine pas encore les effets régressifs que la constance de l'agression subie, le sentiment de l'injustice produisent sur le comportement de beaucoup de Musulmans, sans que la dynamique d'ensemble, voulons-nous croire, en soit compromise pour autant. Mais la marche en avant hésite encore et s'éparpille. Certains mouvements ou partis brandissent le refus, agitent le recours à la violence comme seul propre à résoudre les problèmes et à réussir là où échoue la plaidoirie. Ajoutons l'attrait ou la nécessité de l'action clandestine, l'évidence que seul un certain type de lutte peut équilibrer les moyens disproportionnés de l'adversaire, et l'on verra surgir le terrorisme, arme trop tentante pour qui ne dispose ni d'hélicoptères ni de blindés...

Faire allusion à ces noires péripéties, c'est mettre en cause leurs agents tant collectifs qu'individuels et les motivations dont ils se réclament, plutôt qu'une métaphysique. Ils invoquent pourtant l'Islam à l'appui de leurs actes. On accordera que le Coran ne prêche pas plus de tels ravages que l'Evangile n'anticipait les massacres des barons francs au temps des Croisades. Soulignons donc, au risque de pécher par didactisme, que la racine du mot j.h.d. ne vise que l'"effort", la "peine". Le jihâd majeur, le plus méritoire, est, selon les théologiens, celui que le croyant porte sur lui-même, contre ses propres passions. Quant au jihâd mineur, il a, selon le Coran, un contenu avant tout défensif. Il perd toute légitimité pourvu que puisse s'exercer la foi. C'est manifestement le cas dans l'Europe d'aujourd'hui.
Agressif vraiment?
Il se défend
comme il peut,
dangereusement
La religion dans la politique. Quand, en mars 1924, les Turcs ont aboli le califat, la communauté musulmane dans le monde (la umma) perdit un cadre institutionnel qui, pour n'être depuis longtemps et en bien de contrées que nominal, n'en gardait pas moins une valeur symbolique. L'Etat islamique n'avait plus de clef de voûte, de légitimité ni même de légalité. Sartre eût dit à l'époque, qu'il était privé de Sur-Moi collectif.

Les analystes du temps colonial n'évaluèrent pas l'événement à sa juste importance. C'est lui pourtant qui par action ou réaction déclencha la revendication intégriste indienne du Mouvement de la Khilâfa et, plus près de nous, le réformisme canonique de Rashid Rida en Egypte. Avec le premier, Gandhi cultiva des liens paradoxaux à nos yeux. Le second anticipait des mouvements de même inspiration en Tunisie et en Algérie.

L'indivision première et essentielle entre les diverses catégories de l'humain constitue, pour cette école, une donnée de base. Dîn wa dunyâ, "le bas-monde et l'Au-Delà": une formule maîtresse qui annexe l'institution civile au théologal, sans prendre garde que la copule qui unit les deux termes les distingue. Car il s'agit bien d'indivision, voire de convergence, nous l'avons déjà dit, mais non de confusion. C'est pourtant de cette interprétation extensive que procède le mouvement par nous qualifié d'"islamisme", de "fondamentalisme", ou d'"intégrisme". Il appartenait au penseur pakistanais Mawdûdî (1903-1980), fondateur du parti islamiste Jamâat at i-Islâmi, d'en systématiser une idéologie, axée moins sur le spirituel que sur le politique. Ses thèses trouvèrent un relais actif dans l'uvre de Sayyîd Qutb, commentateur intuitif et activiste tombé en martyr de la cause. Son ouvrage Balises sur la route aura organisé le passage de l'opposition doctrinale à une violence, qu'un de ses disciples égyptiens, Abdul-Salam Farag devait porter aujourd'hui jusqu'à promettre l'exécution aux partisans de la laïcité!
L'Islam devient un
symbole identitaire,
propice aux
dérives politiques

L'Iran avait pris entre temps l'intitiative d'une révolution. Le savant ayatollah Khomeiny, exilé d'un pays dont le Shah avait fait un bastion de l'Occident, et plus précisément de l'Amérique, prenait le pouvoir (1979) en s'appuyant sur la propagande multiforme des mollah-s [religieux, clercs] shiites, sorte de mouvement brownien incontrôlable par le pouvoir. La République islamique inaugura son exercice par une pénible attentat: le blocus d'une Ambassade étrangère, au mépris de l'usage international.

Que la religion offrît désormais, en Iran d'abord, puis au Soudan et ailleurs, son secours non plus seulement comme résistance primaire à l'oppression, ainsi qu'elle avait fait à l'époque du Mahdi soudanais, fondateur, au XIXe, d'un éphémère Etat islamique, calqué sur celui de Médine, ou du Caucasien Shamil, chef insurgé mis en scène par Tolstoï dans son Hadji Mourad (1903-1904), par exemple; et pas non plus sous les traits de l'évasion mystique, comme faisaient et font encore les soufis; ni même sous celle d'un parti marginal comme les Frères Musulmans de Hassan al-Banna et de ses successeurs en Egypte; mais de cette façon à la fois subversive et doctrinaire, effervescente et organisée qui fait reculer les politiques occidentales, il y avait là quelque chose de nouveau.

On s'appuie toujours, à vrai dire, sur l'indispensable base des croyants traditionnels, masse à peine ébréchée dans ses attitudes profondes par l'évolution du dernier siècle. Sans doute s'était-elle laissée remuer, dans la génération d'Après-Guerre, par la vague nassérienne, et toucher par quelques propagandes sociales. L'affaissement des régimes, les revers essuyés, l'amertume que provoque l'affaire palestinienne, ont mené les Musulmans à chercher un autre recours.

Le recours fut l'Islam. L'Islam non pas cette fois en tant que contestataire de la modernité, tel que l'avaient compris naguère les mouvements millénaristes et les ordres mystiques, mais comme alternative à la démocratie, en voie spécifique du progrès.

La cause de la femme. Deux grands pays musulmans, le Pakistan et le Bengladesh, pour ne rien dire de la Turquie, ont des femmes à leur tête. On ne peut dire pour autant que la condition féminine se soit généralement améliorée en Islam par rapport au passé...

Parenthèse III. L'ancien militant destourien qui nous écoutait sursauta. Il nous rappela que, dès la libération de la Tunisie, Bourguiba avait libéré la femme. Dédaignant les chipotages par quoi d'autres législateurs, l'égyptien par exemple, avaient apporté quelques retouches à un sort peu enviable, il s'était attaqué, lui, d'emblée, au vrai problème: la polygamie et la répudiation unilatérale. Cela se passait à la fin des années 50, dans l'allégresse de l'indépendance.

"Sans doute", murmura le Tunisien, "faudrait-il maintenant aller plus loin, tant il est vrai que les discriminations qui pèsent encore sur nos femmes paralysent l'évolution profonde de nos pays. Je ne compte pas le voile, dont la base coranique est précaire, ni l'enfermement. L'un et l'autre, jamais en usage chez les Bédouins et partout en recul depuis le début du siècle, font cependant aujourd'hui, l'intégrisme aidant, un retour offensif."

- Alors, les vraies discriminations sont ailleurs?

- Non, car le Livre, qui stipule une demi-part pour la femme dans les héritages et la compte pour une moitié dans les témoignages, glisse aussi, dans 1a même sourate, la "cause" (au sens juridique du terme) de cette réduction et suggère par là-même la façon d'éliminer ces inégalités.

- A savoir?

- "Les hommes assument les femmes à raison de ce dont Dieu les avantage sur elles et de ce dont ils font dépense sur leurs propres biens" (Coran IV, 34). Rêvons du mujtahid ["docteur capable d'initiative en matière doctrinale"] assez hardi pour considérer que les femmes, à raison de l'autonomie socio-économique dont les dote de plus en plus la modernité, ne sont plus "assumées" par les hommes, qui perdent sur elles l'"avantage" en question.

Le cheikh se récria. Je n'osai pas, moi, prendre parti. Le Tunisien se tut et nous convînmes plutôt de visiter ensemble la Gamâliya, vieil et pittoresque quartier du Caire, théâtre poussiéreux de plusieurs romans et nouvelles de Nagîb Mahfouz.

Que dit le Coran? La sourate IV, "Les femmes", dès le premier verset, pose l'être féminin dans sa dignité de créature égale à l'homme. Mais cette égale, "essence intègre, existence brisée", subit aussitôt la condition de l'orphelin. (Coran, IV, 2, 3).

La polygamie est tolérée, malgré une option expresse pour la monogamie. Ce qui n'était que concession faite aux murs de l'époque fut cependant, par une société encore archaïque, interprété comme un droit. L'exégèse alla plus loin. Négligeant du Coran lui-même les suggestions, balayant ses invitations répétées au pardon de l'épouse fautive, elle insista sur les aspects coercitifs. S'appuyant sur deux ou trois hadîth-s, elle invoqua même, pour lapider la femme adultère, un verset prétendument oublié dans la recension! On ne peut plus saintement guider le bras de Dieu...

Quoi qu'il en soit de cet épineux problème d'exégèse (où d'ailleurs une secte, les Kharîjites, se refuse à suivre la majorité des Croyants), une chose est sûre: l'Islam a frappé et frappe encore l'observateur du dehors par sa masculinité. Que cela soit dû à la spécificité des sociétés porteuses plutôt qu'à la Révélation, c'est évident, cet aspect concourt avec d'autres, énumérés au présent chapitre, pour soulever aux Musulmans une difficulté d'adaptation de plus. Le statut des femmes en effet, dans le monde moderne, est devenu à juste titre l'un des critères de l'avancement des sociétés. Des traits discriminatoires tels que l'infériorité des droits de l'épouse en matière testamentaire et testimoniale; la dissymétrie des pouvoirs entre sexes quant a la répudiation; la retombée du voile enfin, qui, après trois ou quatre générations de recul, se manifeste à nouveau dans certains milieux comme exigence identitaire, ont bien de quoi préoccuper.

IV. TIRER L'AVENIR DU SOUVENIR? La Mustançirîya de Bagdad, où nous déambulions, offrait son cadre somptueux à notre dialogue. Je l'avais connue, moi, lors de ma première visite en ce pays (1956), véritable champ de ruines. Ce n'était plus aujourd'hui que surfaces lisses, magnifiques profils, délicieuses ciselures. Mon admiration laissa percer la critique. "Nos architectes", dis-je à mes compagnons, "quand ils restaurent un temple grec, prennent soin de signaler leurs ajouts par des différences perceptibles: ainsi par l'absence de cannelures sur les tronçons de fûts rapportés. Tandis que cette Madrasa [école, hostellerie d'étudiants] du XIIIe, la voici ramenée de plain-pied à notre époque"

L'architecte iraquien m'expliqua que "restaurer", pour eux, c'était rétablir une continuité existentielle et non pas exhumer un objet d'étude. Et moi je me disais in petto que Heidegger aurait pu viser l'Islam dans sa célèbre formule: "Présence, c'est à-venir, par décret de l'Immémorial"


Vitalité, temporalité. L'Islam se veut affirmation de l'Immuable. Des centaines de milliers d'hommes témoignent simultanément, et si l'on veut, paradoxalement, de sa permanence et de sa temporalité. Le problème pour lui n'est pas de demeurer, ni de croire en soi, ni même de participer à un monde du mouvant et du relatif, c'est de faire la jonction entre ceci et cela. C'est de se construire une problématique à l'échelle de la variation des époques et de la variété des milieux. Le fait-il? Ou même en conçoit-il la nécessité? Rien de moins sûr. C'est en ce sens que devrait porter l'effort de ses réformateurs.

J'entends bien que tout aggiornamento, compte tenu du trait de caractère qu'on signalait plus haut, doit s'autoriser pour lui du passé. De là cette notion d'"authenticité" (açala), que même le théoricien d'un parti laïc comme le Baath, Michel Aflaq (1910-1989), inscrivit à son programme. Açâla wa Mu'âçara , "modernité dans l'authenticité", telle avait été la formule-choc du discours prononcé par Nasser pour les célébrations du millénaire du Caire (1969). Le penseur marocain M. Abed al-Jabri entend lui aussi pratiquer une jonction de ce genre entre le renouveau et le "patrimoine" (turâth). On retrouverait ainsi la ligne d'Averroès.

C'est là une position philosophique très féconde. Mais les solutions de masse ne s'entrevoient que du côté de la "raison pratique", celle-là même qu'Averroès reléguait eu deuxième degré de sa hiérarchie et qu'il appliquait en tant que grand juge. Pourquoi? Parce que de tout temps, l'Islam a visé la guidance des murs et que dans cette tâche, assignée aux fuqaha ["savants" et particulièrement "juristes"], il n'a nullement perdu la confiance des foules. Pertinente, à cet égard, nous paraît la recherche d'un penseur égyptien, Hasan Hanafi, attentive à dégager, par une critique novatrice de la jurisprudence affleurante au niveau familier des conduites, un renouvellement qui de proche en proche irait jusqu'aux principes.

L'inacceptable. On pourrait citer d'autres efforts. Ils n'ont pas prévalu, jusqu'à présent sur un conservatisme que les moyens modernes d'unanimité (presse, télévision) rendraient plus opaque que jadis. Plus oppressif à coup sûr que la situation qui, dans les premiers siècles de l'Islam, opposait entre eux les champions des rites et des sectes, celles-ci dépassant en nombre les soixante-dix. Le foisonnement d'alors, s'il ne revendiquait nullement, bien sûr, les droits de la libre pensée, n'en témoignait pas moins d'un bouillonnement des esprits, d'un dévouement à la vérité, d'un pluralisme de fait, que l'on chercherait vainement aujourd'hui.

C'est avec tristesse, en revanche, que l'on observe le renouveau des censures et des inquisitions, la substitution de l'anathème à l'argument, et de l'assassinat pur et simple à la discussion d'idées. Ainsi tomba Farag Foda, ainsi Nagib Mahfouz, prix Nobel, subit-il l'objection du poignard, ainsi meurent tous les jours des intellectuels algériens. Et l'on peut dire qu'avec Ehsan Tabari (1916-1989), penseur et poète iranien de culture internationale, mort emprisonné, l'Iran des mollah-s avait inauguré sinistrement ce vertige suicidaire.

Décrire une pareille situation, c'est en faire éclater le caractère inacceptable, sous l'angle même de la continuité islamique. Il serait peu crédible, pour une procédure qui revendique un ressourcement dans l'origine, de se soustraire à la connaissance de ses sources. Que cette connaissance se veuille informée des méthodologies modernes, on ne voit pas comment elle pourrait escamoter un tel préambule, et s'épargner les libres recherches des intelligentsias.

Autre trait alarmant, le tour xénophobe que prend, en fait, chez certains, la défense de la foi. Rien de plus étranger à l'Islam! Parmi les Compagnons du Prophète se reconnaissaient un Africain, un Persan et un Grec, cependant que l'épisode abyssin ouvrait des horizons encore plus vastes. C'est pourtant en terme d'inégalité politique que furent posés, dès les débuts de la conquête, les rapports de l'Etat musulman avec les Gens du Livre. Certaines de ces dissymétries se pratiquent encore, comme en sens inversé dirait-on: par centaines de mille, des Maghrébins, des Turcs, des Africains musulmans s'établissent maintenant, à titre temporaire ou définitif, dans la cité occidentale. Que faire?

Parenthèse IV. Ce cheikh d'origine indienne vit à Paris depuis la séparation de l'Inde et du Pakistan, dont il tient encore Gandhi pour responsable. Sa silhouette frêle hante bibliothèques et Facultés. Grande est son érudition, ascétique son régime. Il subsiste, dit-on, d'une poignée de dattes et d'une bouteille de lait par jour. Quand je lui fais part des réflexions ci-dessus, il s'exclame:

"La solution la plus juste et la plus aisée ne serait-elle pas, pour vos gouvernements, de nous traiter comme jadis nos califes faisaient les Gens du Livre: en les érigeant en communautés autogérées selon leur droit interne, au prix d'une allégeance exacte au souverain? Cela vous épargnerait bien des complications et des confusions, à nous bien des problèmes".

J'éprouve un certain mal à lui soutenir que notre République se veut unitaire et laïque, et que c'est là la condition même de sa libéralité à l'égard des différences. Il m'objecte qu'en fait, aujourd'hui, beaucoup de ces différences se crispent en habitats séparés. Et qu'aux Etats-Unis, en Angleterre même, les choses vont bien plus loin, jusqu'à la ségrégation.

"Ce n'est là", lui dis-je, "qu'un corollaire du problème. Ce qui en constitue le fond, ce n'est pas la différence de quartier, ni de figure, mais le défaut de référence commune. Alors, vivre en scaphandre, ou souscrire, pour l'essentiel, aux mêmes valeurs?

- Mais quel est l'essentiel?" me demande-t-il en souriant.

Le dilemme posé reste toujours celui du choix déchirant à faire pour les minorités nombreuses que l'Islam projette en Europe et dans les deux Amériques: ou d'accepter une "vie en scaphandre", ou d'inventer des évolutions compatibles au milieu d'accueil.

Tout comme une théologie de la mise à jour du patrimoine, ne manquerait-il pas à l'Islam une théologie de l'Autre et de l'Ailleurs?

L'espace et l'histoire dans le droit. Si l'on date de la fin du IXe siècle de notre ère la maturité des grandes écoles juridiques, constitutives de ce qu'on appelle aujourd'hui la sharî'a, la "Loi", ou Sunna, le "Système", on ne peut éluder ces constats:

Il s'était écoulé auparavant plus de deux siècles de développement pour l'Islam: exercice jurisprudentiel, recherche doctrinale, expérience politique s'étalant finalement de la Transoxiane à l'Andalousie. De telles péripéties n'auraient-elles pas influé sur le développement de fait du kérygme initial [du grec kêrugma, proclamation par héraut: annonce de la bonne nouvelle]?

Comment l'histoire ultérieure, jusqu'à nos jours, pourrait-elle être perdue de vue dans l'interprétation et l'application?

L'aventure de l'homme islamique prend un tour inédit avec les nouvelles vicissitudes de l'histoire des Arabes, Turcs, Persans et autres. L'Islam se recroise à présent avec d'autres religions et cultures sur des territoires qui ne peuvent plus ressortir simplement pour lui d'un Dar al-Harb ou "Espace de guerre", mais de systèmes riverains ou d'un concert international où il doit s'intégrer sous peine de graves mécomptes. Cela, joint au renouvellement accéléré des situations, du cadre de vie, des problèmes, ne peut pas ne pas retentir, jusqu'à un certain niveau, sur ses positions.

Des solutions nouvelles, dans la projection des principes: tel serait l'ijtihâd de notre temps. On doit au penseur iranien Shariati, trop tôt disparu, cette remarque d'évidence que la sharî'a dont se réclament aujourd'hui tant d'activistes les engage non pas au fixisme, mais au contraire à la dynamique qu'implique l'étymologie du mot. Il évoque en effet la voie, l'accès, le cheminement

Parenthèse V (ou Corollaire). Le Mujtahid crut pouvoir conclure: "Une direction féconde de recherche constituerait dans une relecture du patrimoine classique, non plus dans un esprit d'autosatisfaction commun à tous les académismes, mais plutôt, à l'inverse, pour en déceler les failles, les impasses"

Et moi, je me posais, en l'écoutant, des questions perverses: "Pourquoi des pensées aussi fécondes que celles d'Averroès, d'Ibn Khaldoun, ou plus récemment de Shah Waly Allah Dehlawi (1703-1762) ou d'Iqbal, n'ont-elles pas trouvé de continuateurs? Pourquoi en somme n'ont-elles pas abouti?

- Vous oubliez le principal, insista le Mujtahid. Pourquoi traditionnaires et commentateurs ont-ils laissé sans lendemain les invites à la rationalité que prodigue le Coran? Pourquoi les philosophes, et celui que vous citez en tête, Averroès, ont-ils commenté les Grecs plutôt que le Coran? C'est un fait, aucun de ces Falâsifa [philosophes arabes hellénisants] ne l'a osé. Jugez de quel prix serait pour nous un Tafsîr [exégèse coranique] composé par l'un d'entre eux!"
L'avenir: un Islam
de progrès
qui réconcilie
sa vérité propre avec
la marche du monde

IV. VUE D'ENSEMBLE. Mais sommes-nous sûrs que l'histoire occidentale soit tellement indemne de ravages, de déperditions et d'impasses? Gardons-nous, quand nous examinons d'autres civilisations, de l'eurocentrisme qui désole encore tant de travaux.

En définitive, comment faut-il voir l'Islam?

Beaucoup de ses fidèles s'étaient ralliés aux lumières venues de l'Ouest, les tenant à tort ou à raison pour affinitaires à leur propre legs. D'ailleurs le cadre de vie ne cessait de se transformer. Les peuples musulmans sont entraînés avec les autres vers l'uniformité mondiale. Mais une part profonde de leurs attitudes semble n'avoir dans la transformation que peu varié. Fidélité ou inertie, résistance au mimétisme ou acculturation inversée, elle aura bravé aussi bien la sollicitation interne que les pressions de l'extérieur. D'une telle défensive, la vigueur de la revendication identitaire est à la fois l'arme et le signe.

Dans ce contexte général, l'Islam, en tant que religion, doit affronter ses propres problèmes. Il n'a pas profité pour les traiter, voire pour les formuler, de la décolonisation qui a suivi la fin des Empires. Leur traitement eût exigé trop de risques pour les dirigeants politiques et des exégèses trop inconfortables de la part des ulémas [savants de l'Islam]. Les uns et les autres ont reculé devant cette tâche, comme avait fait avant eux, pour des raisons différentes, le régime précédent.

Avec le temps et l'accumulation des déceptions politiques, l'Islam apparaît à la plupart des siens comme un recours contre la conspiration de l'étranger, l'échec des régimes et la méchanceté des hommes. Ce rôle-là en est venu, aux yeux de beaucoup, à l'emporter sur le rôle spirituel, bien que subsiste entre l'un et l'autre la synonymie la plus redoutable. On en est venu à proscrire toute atteinte, même légère, toute action, toute expression, toute critique susceptible de léser le symbole souverain. De là à condamner la démocratie il n'y a qu'un pas. Certains groupes le franchissent. Ils font rejaillir sur la communauté musulmane dans son ensemble les imputations d'intolérance et d'obscurantisme qu'ils sont seuls à encourir.

Aucun Musulman éclairé, aucun ami de l'Islam ne se réjouira de pareils amalgames, injustes envers une Loi, une culture et une histoire des plus respectables. Il sera pourtant permis d'observer qu'en cette fin du XXe siècle, cette grande religion ne semble pas avoir trouvé d'ajustements propres à servir la confiance des masses, ni le dynamisme dont elle peut légitimement se prévaloir. L'élaboration d'un Islam de progrès est sans doute seule capable de lui offrir un plus grand commun diviseur entre sa vérité propre et la marche du monde autour d'elle.


© Le Temps stratégique, Genève, 1995. le.temps@edipresse.ch

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Jacques Berque: Quel Islam?

16 Mai 2011 , Rédigé par intelligentsia Publié dans #sociologie

Quel islam ?
publié le jeudi 28 juillet 2005

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Ce texte est paru initialement dans Le Temps stratégique No 64, Genève, juin 1995.
Jacques Berque a, dans sa jeunesse, étudié l’arabe en vivant en tribu dans la région du Hodna algérien et le droit musulman avec des cheikhs de l’Université de Qarawiyin à Fès. Plus tard il a occupé, un quart de siècle durant, la chaire d’histoire sociale de l’Islam contemporain au Collège de France, et servi comme expert de l’Unesco. Il est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages d’histoire sociale et d’islamologie, parmi lesquels : Les Arabes d’hier à demain (Paris, Seuil, 1960), L’Intérieur du Maghreb (Paris, Gallimard, 1978) et L’Islam au temps du monde (Paris, Sindbad, 1984). Retiré depuis 1981 dans son village familial des Landes, Jacques Berque a publié encore une nouvelle Traduction du Coran (Paris, Sindbad, 1991), un volume de souvenirs, Mémoires des deux rives (Paris, Seuil, 1989) et un essai plus général, Il reste un avenir (Paris, Arléa, 1993).
Le terme d’Islam couvre à la fois le déploiement géopolitique et les contenus sociaux et spirituels de la plus jeune des trois grandes religions monothéistes. Formulée en Arabie dans la première moitié du VIIe siècle, elle s’est répandue tant par voie de conversion et d’attraction culturelle que de conquête, au point de constituer aujourd’hui l’un des systèmes les plus actifs dans le monde, tout en y restant largement méconnue d’autrui.

I. LA SITUATION. A la mi-décembre 1994 se réunissait à Casablanca en congrès l’Organisation de la Conférence islamique. Y participaient une cinquantaine de nations ou de mouvements se réclamant de l’Islam. L’impressionnante diversité répondant à cette enseigne confrontait les sociétés, les images et les phases les plus différentes du développement. L’évocation de la savane africaine y voisinait avec celle des steppes de l’Asie centrale, celle des pêcheries malaises avec celle des caravanes sahariennes. La vieille monarchie marocaine y coudoyait l’insurrection des Moros philippins. Un Tatar de Kazan s’enquérait de manuscrits auprès d’un lettré damascène. A qui eût reporté cet arc-en-ciel humain sur la mappemonde se fût découverte toute une écharpe terrestre de part et d’autre du quadrilatère arabe, siège de la révélation coranique voici quatorze siècles. Arabe, en effet, s’était voulu le Coran : lui-même l’affirme. De là une sorte de droit d’aînesse pour l’Arabe. Il est, selon la formule de Louis Massignon, axial à l’Islam autant que l’Islam l’est à lui.
Et pourtant, dans la réunion mêlée de Casablanca se croisaient bien des idiomes, dont certains partagent avec l’arabe le privilège d’un classicisme reconnu de tous : ainsi le persan et le turc, pour ne citer que ces langues chargées de chefs-d’oeuvre. Mais seul un pédantisme rabougri aurait pu s’en tenir à ce panthéon académique. Dans l’enceinte de la conférence s’activaient aussi des représentants de riches cultures populaires, de profondes traditions non-écrites. Et l’Afrique musulmane, également conviée à ces agapes, y portait avec le témoignage de ses misères celui de ses trésors saccagés.

C’est d’Afrique nilotique en tout cas, et plus précisément du Soudan, que le fondamentalisme, ou intégrisme, ou islamisme, apportait avec les thèses du Dr. Hasan al-Turabi l’argumentation la plus provocante. Défrayant depuis plusieurs années la chronique, et sourdement présent à la conférence, il en avait été proscrit, dès l’allocution d’ouverture, par le roi du Maroc, président de session. L’Islam, disait Hassan II, le rejetait, au nom de ses traditions de tolérance et de juste milieu. Quel beau débat en perspective !

Mais le débat n’eut pas lieu. La Conférence s’en tint, à l’exemple de semblables réunions internationales, à résoudre des conflits entre délégations et à discuter de cas ponctuels, sans traiter des problèmes de fond, auxquels cet article aura l’audace de s’attaquer.

L’impérialisme, où nous verrons, sans la moindre sentimentalité, l’expansion de la révolution industrielle en rapports inégaux sur la planète, y aura perverti durablement l’échange entre peuples et entre cultures. L’Islam, qui le subit de plein fouet, aura longtemps régné sur des secteurs délaissés par le progrès technologique, et de ce fait livrés à l’intervention de l’étranger. Il n’avait pas non plus suivi, depuis deux ou trois siècles, les chemins de la rationalité occidentale, historiquement liée à cet essor. Tout comme la Grèce antique le Maghreb, le Proche Orient, l’Iran, l’Inde musulmane avaient développé de grandes civilisations dénuées de performances mécaniques. Le retard matériel alimenta chez ces peuples un complexe d’infériorité - admiration et révolte mêlées - qui ne devait se résoudre que longtemps après coup. On ne peut même pas dire qu’il ait entièrement disparu, non plus d’ailleurs que les rapports objectifs qu’il traduisait.
Les cultures tricontinentales (pour user d’un néologisme commode) auront subi une dépréciation corrélative à celle de l’ensemble du corps social. Écartées de l’efficacité, celle des machines et celle des concepts, elles s’écartelèrent entre les reliefs de leur classicisme et la charge folklorique que leur concédaient les agitateurs de l’histoire. La projection du modèle européen reléguait ainsi des cultures jadis prospères ou inventives dans une dépendance que leurs soubresauts défensifs, pour énergiques qu’ils fussent parfois, ne devaient pas soustraire plus tard à la dure loi du rattrapage et comme à un vertige de l’imitation. Cela jusqu’au moment où la reprise politique de ces peuples impliqua un renversement du processus. Avec une force croissante depuis les lendemains de la Seconde Guerre mondiale, de nouvelles nations, beaucoup se réclamant de leur caractère islamique, s’attelèrent alors à une tâche immense d’éducation et de reconstruction, dont on ne peut dire qu’elle soit encore achevée.

L’Islam en tant que credo et que legs spirituel n’aurait, pas plus que les autres monothéismes, dû être affecté au négatif par ces vicissitudes. Ses affinités naturalistes lui épargnaient même le dualisme de base qui, dans le christianisme, oppose la grâce à la nature. N’avait-il pas, durant ses siècles d’or, adopté et enrichi la tradition hellénique de la physis [nature] ? En théorie rien ne le gênait dans la poursuite du progrès matériel. Sa faiblesse, en revanche, tenait à l’envahissante sécularité des temps modernes. Celle-ci défiait en lui l’indivision ou plutôt la convergence que sa Loi établit entre le spirituel et le temporel.
Cette difficulté, nous la retrouvons aussi bien dans sa doctrine que dans ses comportements. Aujourd’hui même, l’adaptation croissante du cadre de vie et des idées peut bien agir sur l’Islam. Les rapports de travail avec l’Autre, ou seulement son voisinage, lui posent des problèmes inédits, qu’il lui faut résoudre. Enfin l’expatriation de ses travailleurs par centaines de mille et d’une partie de sa jeunesse instruite fait jouer chez lui à différents niveaux et sur différents modes des phénomènes d’acculturation. Cependant, force est de constater que ce qui en résulte entre systèmes, dans la période présente, est moins l’inter-compréhension des cultures et des peuples que l’acrimonie réciproque, et moins l’harmonie que l’altérité.


II. INTÉRIORITÉS. Voilà donc un système ardemment unitaire. Il s’autorise de la création de l’homme par Dieu et de ce que j’appellerai hardiment les adhérences cosmiques de l’humain. Le naturalisme s’y mêle à l’idée de la transcendance d’une façon difficile à comprendre pour nous, habitués que nous sommes à confronter diamétralement ces notions. Simone Weil n’ a-t-elle pas souligné le contraste entre le Dieu biblique, qui serait un Dieu "naturel", et celui des Chrétiens, le seul à s’exalter en Sur-Nature ? Cela peut aider à comprendre, par contraste, l’idée de Dieu propre à l’Islam. Il est pourtant ressenti par les siens comme le même Dieu qu’adorent les deux autres monothéismes. "Notre Dieu ne fait qu’un avec le vôtre" (Coran XXIX, 46).

Un dieu d’une puissance infinie et qui écraserait notre liberté, s’il n’octroyait à celle-ci la plénitude de ses responsabilités. Bien entendu, les penseurs de l’Islam auront agité, comme ceux du Christianisme, le difficile débat de la prédestination. Or ils le tranchent, non pas dans le sens du fatalisme, qu’on leur prête, mais dans celui de la liberté. Que dire d’aphorismes tels que celui-ci : "Lorsque tu n’éprouves pas de honte, agis à ta guise" (hadîth). [Les hadîths sont de courts récits rapportant le détail du comportement et des propos de Mahomet, l’envoyé d’Allah ; la somme des hadîths forme la Sunna, la Tradition.] C’est là, dit un commentateur, "le pivot autour duquel tourne l’Islam tout entier". L’Islam est une religion du yusr, "libre cours". Immediacy and wholyness, disait le grand Iqbal pour caractériser le système. Deux termes que le français pourrait rendre par "immédiateté" et "globalité", si l’on osait risquer ces néologismes.

Alors quoi, cette religion du jeûne annuel, de la réclusion féminine, de la Guerre sainte, du voile, aspects sévères ou arrogants qu’elle prend pour nous interpeller, cette dureté offensive qu’elle affecte dans les propos des islamistes, ne procéderaient que d’un juste instinct que nous portons en nous ? L’Islam, ce serait l’élan d’un Vicaire Savoyard gratifié des joies de la vie ? Le birr ou "vertu", dit Nawawi, juriste et traditionnaire damascène (1233-1277), se ramène à la "bonté de nature", husn al-khalq  : "facilité de comportement, aménité du visage, gentillesse du langage". Avouons nos perplexités.

Nos scolastiques semblent avoir compris cet Islam mieux que nous, eux qui, dans des dialogues signés de noms aussi illustres qu’Abélard et Ramon Llull, faisaient de l’interlocuteur musulman le champion de la philosophie antique. Tels d’ailleurs se qualifiaient un Kindi, un Farabi, un Avicenne, un Averroès enfin, lequel n’en exerçait pas moins les responsabilités d’un magistrat d’Islam.

Le naturalisme, en effet, ou si l’on veut l’objectivité du credo islamique se fonde sur une conception de l’univers où prend également sa source une rationalité inhérente à l’humain. Cette fitra, "prime nature", où s’entrelacent ainsi la "dévotion foncière", ikhlâç, la raison initiale et la finalité cosmique, l’Islam y voit la matrice "selon laquelle Dieu instaura les humains, sans qu’il y ait de substitution possible à la création de Dieu". (Coran,XXX, 30).

Qu’est-ce que le Coran ? Il y a une génération encore ou deux, l’étude du Coran constituait le bagage essentiel de l’éducation. Référons-nous là-dessus à l’analyse poignante qu’en donne Taha Husein, grand écrivain égyptien, dans le Livre des Jours (1929). Bien que les choses aient changé sur ce point, et que la détérioration de la mémoire fasse comme ailleurs son oeuvre dans les sociétés musulmanes, il s’y produit plutôt atténuation que changement radical. Nul ne peut parler d’Islam encore aujourd’hui sans écouter au préalable la parole fondatrice, présente et agissante en tous lieux de l’Islam, du Maroc à l’Indonésie. On ne doit sans doute plus définir le Coran comme cette sorte d’objectivation de la conscience qu’il avait longtemps constitué pour des millions de fidèles. Mais il leur offre toujours un pôle de référence. Il prodigue toujours son conseil à qui le lui demande et garde son rôle de guide dans l’inconscient individuel et collectif.

Ouvrons-le. C’est un ensemble touffu de plus de six mille versets, articulés en 114 sourates de longueurs très inégales. L’une s’étale sur 286 versets, l’autre n’en comprend que 3. Quel principe peut commander une telle irrégularité ? L’exégèse balbutie là-dessus depuis quatorze siècles.

Il est vrai que l’impression de désordre s’évanouit devant la splendeur de la forme. Ce flot de langage (plus de 323 000 lettres groupées en 6 616 mots) vibre d’un rythme assonancé plus subtil et plus prenant que ceux de la vieille poésie. L’effet de son multiplie le sens avec tout ensemble une précision sémantique et des connotations étagées dont s’émerveille depuis quatorze siècles la rhétorique arabe. Cela "passe" parfois même en traduction. Écoutons plutôt l’étonnante bucolique qui interrompt la Sourate XVI, "Les abeilles" :

65. (...) Ainsi Dieu fait-Il descendre du ciel sur la terre une eau pour l’en faire revivre après qu’elle sera morte
•   En quoi réside un signe pour qui écouterait !

66. Assurément réside une leçon pour vous dans les bêtes de troupeaux. Nous vous donnons de ce qui dans leur ventre fait transition entre le sang et le chyme : un lait pur, si doux à passer quand on en boit

67. des fruits des vignes et des palmiers vous prélevez ce qui enivre et l’attribution profitable
•   En quoi réside un signe pour qui raisonnerait !

68. Ainsi ton Seigneur révèle-t-Il aux abeilles : Accommodez-vous des demeures à partir des montagnes, des arbres et des rochers

69. et encore butinez de tous les fruits. Dès lors suivez les chemins de votre Seigneur, bien humbles. De leur corsage sourd une boisson de couleur variée, qui recèle guérison pour les hommes
•   En quoi réside un signe pour qui réfléchirait
Parenthèse I. "Vois-tu", interrompit le cheikh, "les nations passent, et les systèmes. L’Islam demeure. Je ne parlerai pas de vos grandeurs éphémères par pure courtoisie. Regarde seulement de notre côté : que reste-t-il de Saladin, de Méhemet Alî, de Nasser ?"

Des multitudes ferventes, à l’heure de la prière, affluaient aux porches de la Mosquée de Sâyyîd-nâ’l-Husayn, au Caire, puis en refluaient rythmiquement. L’appel des nourritures planait à l’enseigne des rôtisseurs, spécialistes de la viande de chevreau. "Mangez des choses bonnes que Nous vous assignons" (Coran II, 57), proclamaient leurs enseignes. Tout miroitait de conscience tranquille. Religion et bombance se hérissaient de désir mâle quand de-ci, de-là, dans la foule surchauffée, une belle femme à demi-voilée promenait un piment furtif. Cependant un colporteur proposait aux clients du café Fishâwî des livres d’exégèse empilés sous son bras.

Le cheikh régnait débonnairement sur ce concordat de la Loi et de la Nature. Je lui rappelai un propos du leader marocain ’Allâl al-Fâsi (1906-1974). Revenant d’un voyage en URSS, il me racontait l’issue d’un banquet auquel on l’avait invité en Transcaucasie. L’accompagnateur russe avait roulé sous la table, et le mufti Uzbek, jusque là muet, lui avait alors confié, dans un arabe rocailleux, ses rancunes et ses espoirs. Et ’Allâl de conclure : "Le communisme sera tombé, qu’il y aura toujours l’Islam."

Je n’eus pas alors l’audace de lui demander : "Quel Islam ?" Mais la même question me hantait, cheminant en compagnie du cheikh égyptien, dans cette rue d’Al-Azhar dont les devantures de libraires étalaient, plus que de raison me sembla-t-il, les ouvrages de Sayyîd Qutb, un théologien, et de Mutawallî Sha’rawî, un prédicateur connu pour son rigorisme et sa véhémence.

Mon interlocuteur s’abstenant à ce constat de tout commentaire, la courtoisie m’imposait de changer de sujet. Nous prîmes le parti de déplorer les méfaits de l’urbanisme qui plaque désormais sur la cité fatimide, telle l’immense araignée des temps modernes, un réseau de freeways.
Que dit le Coran ? La foi, restée jusqu’à présent la vertu cardinale de l’Islam, situe l’homme dans le cosmique en position de responsable. Elle lui est innée (fitra), sous forme de "dévotion foncière". Tel est sans doute l’axe à la fois social et métaphysique de la Révélation. Il s’assortit, en amont, d’une étiologie qui fait appel, pour leur vertu démonstrative, aux catastrophes des peuples qui ont manqué aux morales premières, et, en aval, d’une eschatologie contrastée : d’un côté le châtiment des réprouvés, de l’autre le bonheur sensuel des élus, lequel d’ailleurs pourrait bien n’être qu’allégorique.

Ces lignes structurelles se recroisent avec des lignes conjoncturelles où joue la temporalité : allusions à la chronique de l’époque : vicissitudes de la communication du message, notations discrètes et espacées sur les épreuves du messager lui-même, en tant qu’agent pleinement humain. Ces coordonnées sont partout à l’uvre dans le Coran. Gageons qu’il n’est pas de passage où elles ne se combinent de quelque façon. Ce n’est d’ailleurs là qu’un constat tautologique, la Révélation impliquant une liaison entre deux catégories infiniment dénivelées, celle du divin ou absolu et celle du temps ou relatif. Nos scolastiques parlaient à ce propos de communication des idiomes...

L’Islam s’écartait du Mosaïsme par sa grande parcimonie en matière de rites et d’interdits. Sur le christianisme il tranchait par son refus du péché originel, son option pour la Nature, ses attitudes sans complexe à l’égard de la sexualité. "Désirez autant que Dieu vous l’assigne" (Coran, II, 187). Pas plus de deux cent cinquante normes dans le Coran, disent certains, d’autres disent cinq cents ! Revenons à Nawawî, commentateur autorisé du hadîth : "Lorsque tu n’éprouves pas de sentiment de honte agis à ta guise". C’est un impératif permissif, pour autant qu’on puisse se permettre un tel binôme. Toute action qui ne tombe pas sous le coup d’un interdit légal est loisible. La morale, devenue ainsi tributaire du libre arbitre et de la subjectivité, ressortit davantage à une esthétique de la vie qu’à l’application d’un décalogue.
Il est vrai que depuis longtemps, et bien qu’insoutenable en théorie, le suivisme des jurisprudences aura compromis ce que les oscillations entre grands exégètes pouvaient ménager de liberté. Malgré toutes les plaidoiries contre le "conformisme" ou "culte du précédent" (taqlîd), rares furent en effet, depuis le milieu du Xe siècle, les recours véritables des jurisconsultes à l’"initiative doctrinale" (ijtihâd), et encore moins à l’"innovation" (tajdîd), plus souvent d’ailleurs qualifiée d’"impiété" (bid’a), que de "réforme" (islah).


Parenthèse II. Le psychanalyste hocha la tête : "En somme", dit-il, "c’est une inverbation sur quoi se fonde l’Islam, plutôt que sur une incarnation, comme disent les Chrétiens.

•   Mais non !, protesta le cheikh. La langue du Coran procède bien de Dieu, elle ne l’est à aucun titre.

•   N’empêche que vous revêtez cette parole d’une autorité surnaturelle, bien qu’il s’agisse, selon vos dires, du langage même de la tribu du Prophète, Quraysh."

J’admirais, à part moi, l’érudition du spécialiste. Né au Maroc, il avait une bonne pratique de l’arabe. Je crus néanmoins à propos de préciser qu’il s’agissait bien en l’espèce d’un parler humain, mais sublimé au sens fort, par ce rôle éminent et comme réinstitué dans son système. De parole toute terrestre, encore que chargée de valeurs profanes, il est devenu une autre langue, la langue coranique, véhicule de la Révélation. J’opposais intentionnellement ces deux mots, selon la distinction qu’en fait de Saussure. Le psychanalyste me coupa :

"Et du même coup, l’Islam escamote la béance qui, dans d’autres systèmes, sépare initialement la chose brute des signes du langage propre à l’exprimer. C’est ainsi qu’étant venu le troisième (après Moïse et le Christ), il se targue de proximité par rapport à l’originel. La langue maternante lui épargne le meurtre du père. C’est-à-dire la fracture initiale de toute signification." [Daniel Sibony dans Les trois monothéismes].

Le débat s’égarait. La querelle du "fichu islamique", au moment même où nous parlions, occupait la France. Il y allait, aux yeux de beaucoup, de la laïcité de notre pays, condition affichée de sa tolérance à l’égard d’un pluralisme religieux et culturel. Élargissons le débat. Ne pourrait-on pas dire que le statut de la femme et ses signes extérieurs constituent un critère majeur d’évolution pour une société ? Et c’est là-dessus, justement, qu’achoppe, aux yeux de beaucoup, l’adaptation de l’Islam à la marche générale du monde.


III. DISCORDANCES. L’Islam pâtit en effet dans l’opinion mondiale d’un discrédit qu’il ne partage ni avec le Japon, plus redouté que réprouvé, ni avec la Chine, formidable client à ménager, ni avec l’Inde, géant que son penchant métaphysique fait tenir pour inoffensif. Le Musulman, lui, demeure l’éternel Sarrasin, rendu plus dangereux encore par une modernité à quoi il n’accèderait que pour le pire. Ne cumule-t-il pas, tel l’Iraq de Saddam, le sous-dévelopement avec l’aptitude à se doter de la bombe atomique ? Soyons francs. Plus encore que par des stratégies particulières, il impressionne par cette sorte d’exception qu’il s’arroge et où lui-même cherche un refuge, qui lui "rende tout le reste par surcroît". Glorifier Dieu, voire pratiquer les cinq prières, dans un monde de plus en plus profane ; lier le politique au religieux alors que tout milite pour la sécularité ; ériger enfin la mémoire du message initial au cur du présent dans l’accélération générale des situations et des idées, de telles attitudes résistent à l’intimidation comme aux bonnes manières. C’est donc à ce grand réfractaire que l’opinion internationale attribuera l’irréductibilité des Palestiniens, malgré le rôle majeur joué par des Chrétiens dans cette résistance, les menaces de terrorisme à partir de la Syrie, du Soudan ou de la Libye, les assassinats d’intellectuels en Algérie, etc.
Essayons de faire calmement le point sur trois accusations principales : une agressivité poussée parfois jusqu’au terrorisme ; une propension à mobiliser le religieux en politique ; une certaine répugnance à se soumettre aux droits de l’homme, dont ceux de la femme sont aujourd’hui le critère le plus sûr.

Agressif ? Lentement, difficilement, la démocratie s’est frayée un chemin en Occident, et de là un peu partout. Si telle est bien l’évolution réelle ou présumable, reconnaissons qu’elle n’élimine pas encore les effets régressifs que la constance de l’agression subie, le sentiment de l’injustice produisent sur le comportement de beaucoup de Musulmans, sans que la dynamique d’ensemble, voulons-nous croire, en soit compromise pour autant. Mais la marche en avant hésite encore et s’éparpille. Certains mouvements ou partis brandissent le refus, agitent le recours à la violence comme seul propre à résoudre les problèmes et à réussir là où échoue la plaidoirie. Ajoutons l’attrait ou la nécessité de l’action clandestine, l’évidence que seul un certain type de lutte peut équilibrer les moyens disproportionnés de l’adversaire, et l’on verra surgir le terrorisme, arme trop tentante pour qui ne dispose ni d’hélicoptères ni de blindés...

Faire allusion à ces noires péripéties, c’est mettre en cause leurs agents tant collectifs qu’individuels et les motivations dont ils se réclament, plutôt qu’une métaphysique. Ils invoquent pourtant l’Islam à l’appui de leurs actes. On accordera que le Coran ne prêche pas plus de tels ravages que l’Evangile n’anticipait les massacres des barons francs au temps des Croisades. Soulignons donc, au risque de pécher par didactisme, que la racine du mot j.h.d. ne vise que l’"effort", la "peine". Le jihâd majeur, le plus méritoire, est, selon les théologiens, celui que le croyant porte sur lui-même, contre ses propres passions. Quant au jihâd mineur, il a, selon le Coran, un contenu avant tout défensif. Il perd toute légitimité pourvu que puisse s’exercer la foi. C’est manifestement le cas dans l’Europe d’aujourd’hui.
La religion dans la politique. Quand, en mars 1924, les Turcs ont aboli le califat, la communauté musulmane dans le monde (la umma) perdit un cadre institutionnel qui, pour n’être depuis longtemps et en bien de contrées que nominal, n’en gardait pas moins une valeur symbolique. L’Etat islamique n’avait plus de clef de voûte, de légitimité ni même de légalité. Sartre eût dit à l’époque, qu’il était privé de Sur-Moi collectif.

Les analystes du temps colonial n’évaluèrent pas l’événement à sa juste importance. C’est lui pourtant qui par action ou réaction déclencha la revendication intégriste indienne du Mouvement de la Khilâfa et, plus près de nous, le réformisme canonique de Rashid Rida en Egypte. Avec le premier, Gandhi cultiva des liens paradoxaux à nos yeux. Le second anticipait des mouvements de même inspiration en Tunisie et en Algérie.

L’indivision première et essentielle entre les diverses catégories de l’humain constitue, pour cette école, une donnée de base. Dîn wa dunyâ, "le bas-monde et l’Au-Delà" : une formule maîtresse qui annexe l’institution civile au théologal, sans prendre garde que la copule qui unit les deux termes les distingue. Car il s’agit bien d’indivision, voire de convergence, nous l’avons déjà dit, mais non de confusion. C’est pourtant de cette interprétation extensive que procède le mouvement par nous qualifié d’"islamisme", de "fondamentalisme", ou d’"intégrisme". Il appartenait au penseur pakistanais Mawdûdî (1903-1980), fondateur du parti islamiste Jamâat at i-Islâmi, d’en systématiser une idéologie, axée moins sur le spirituel que sur le politique. Ses thèses trouvèrent un relais actif dans l’uvre de Sayyîd Qutb, commentateur intuitif et activiste tombé en martyr de la cause. Son ouvrage Balises sur la route aura organisé le passage de l’opposition doctrinale à une violence, qu’un de ses disciples égyptiens, Abdul-Salam Farag devait porter aujourd’hui jusqu’à promettre l’exécution aux partisans de la laïcité !
L’Iran avait pris entre temps l’intitiative d’une révolution. Le savant ayatollah Khomeiny, exilé d’un pays dont le Shah avait fait un bastion de l’Occident, et plus précisément de l’Amérique, prenait le pouvoir (1979) en s’appuyant sur la propagande multiforme des mollah-s [religieux, clercs] shiites, sorte de mouvement brownien incontrôlable par le pouvoir. La République islamique inaugura son exercice par une pénible attentat : le blocus d’une Ambassade étrangère, au mépris de l’usage international.

Que la religion offrît désormais, en Iran d’abord, puis au Soudan et ailleurs, son secours non plus seulement comme résistance primaire à l’oppression, ainsi qu’elle avait fait à l’époque du Mahdi soudanais, fondateur, au XIXe, d’un éphémère Etat islamique, calqué sur celui de Médine, ou du Caucasien Shamil, chef insurgé mis en scène par Tolstoï dans son Hadji Mourad (1903-1904), par exemple ; et pas non plus sous les traits de l’évasion mystique, comme faisaient et font encore les soufis ; ni même sous celle d’un parti marginal comme les Frères Musulmans de Hassan al-Banna et de ses successeurs en Egypte ; mais de cette façon à la fois subversive et doctrinaire, effervescente et organisée qui fait reculer les politiques occidentales, il y avait là quelque chose de nouveau.

On s’appuie toujours, à vrai dire, sur l’indispensable base des croyants traditionnels, masse à peine ébréchée dans ses attitudes profondes par l’évolution du dernier siècle. Sans doute s’était-elle laissée remuer, dans la génération d’Après-Guerre, par la vague nassérienne, et toucher par quelques propagandes sociales. L’affaissement des régimes, les revers essuyés, l’amertume que provoque l’affaire palestinienne, ont mené les Musulmans à chercher un autre recours.

Le recours fut l’Islam. L’Islam non pas cette fois en tant que contestataire de la modernité, tel que l’avaient compris naguère les mouvements millénaristes et les ordres mystiques, mais comme alternative à la démocratie, en voie spécifique du progrès.

La cause de la femme. Deux grands pays musulmans, le Pakistan et le Bengladesh, pour ne rien dire de la Turquie, ont des femmes à leur tête. On ne peut dire pour autant que la condition féminine se soit généralement améliorée en Islam par rapport au passé...

Parenthèse III. L’ancien militant destourien qui nous écoutait sursauta. Il nous rappela que, dès la libération de la Tunisie, Bourguiba avait libéré la femme. Dédaignant les chipotages par quoi d’autres législateurs, l’égyptien par exemple, avaient apporté quelques retouches à un sort peu enviable, il s’était attaqué, lui, d’emblée, au vrai problème : la polygamie et la répudiation unilatérale. Cela se passait à la fin des années 50, dans l’allégresse de l’indépendance.

"Sans doute", murmura le Tunisien, "faudrait-il maintenant aller plus loin, tant il est vrai que les discriminations qui pèsent encore sur nos femmes paralysent l’évolution profonde de nos pays. Je ne compte pas le voile, dont la base coranique est précaire, ni l’enfermement. L’un et l’autre, jamais en usage chez les Bédouins et partout en recul depuis le début du siècle, font cependant aujourd’hui, l’intégrisme aidant, un retour offensif."

•   Alors, les vraies discriminations sont ailleurs ?

•   Non, car le Livre, qui stipule une demi-part pour la femme dans les héritages et la compte pour une moitié dans les témoignages, glisse aussi, dans 1a même sourate, la "cause" (au sens juridique du terme) de cette réduction et suggère par là-même la façon d’éliminer ces inégalités.

•   A savoir ?

•   "Les hommes assument les femmes à raison de ce dont Dieu les avantage sur elles et de ce dont ils font dépense sur leurs propres biens" (Coran IV, 34). Rêvons du mujtahid ["docteur capable d’initiative en matière doctrinale"] assez hardi pour considérer que les femmes, à raison de l’autonomie socio-économique dont les dote de plus en plus la modernité, ne sont plus "assumées" par les hommes, qui perdent sur elles l’"avantage" en question.

Le cheikh se récria. Je n’osai pas, moi, prendre parti. Le Tunisien se tut et nous convînmes plutôt de visiter ensemble la Gamâliya, vieil et pittoresque quartier du Caire, théâtre poussiéreux de plusieurs romans et nouvelles de Nagîb Mahfouz.

Que dit le Coran ? La sourate IV, "Les femmes", dès le premier verset, pose l’être féminin dans sa dignité de créature égale à l’homme. Mais cette égale, "essence intègre, existence brisée", subit aussitôt la condition de l’orphelin. (Coran, IV, 2, 3).

La polygamie est tolérée, malgré une option expresse pour la monogamie. Ce qui n’était que concession faite aux murs de l’époque fut cependant, par une société encore archaïque, interprété comme un droit. L’exégèse alla plus loin. Négligeant du Coran lui-même les suggestions, balayant ses invitations répétées au pardon de l’épouse fautive, elle insista sur les aspects coercitifs. S’appuyant sur deux ou trois hadîth-s, elle invoqua même, pour lapider la femme adultère, un verset prétendument oublié dans la recension ! On ne peut plus saintement guider le bras de Dieu...

Quoi qu’il en soit de cet épineux problème d’exégèse (où d’ailleurs une secte, les Kharîjites, se refuse à suivre la majorité des Croyants), une chose est sûre : l’Islam a frappé et frappe encore l’observateur du dehors par sa masculinité. Que cela soit dû à la spécificité des sociétés porteuses plutôt qu’à la Révélation, c’est évident, cet aspect concourt avec d’autres, énumérés au présent chapitre, pour soulever aux Musulmans une difficulté d’adaptation de plus. Le statut des femmes en effet, dans le monde moderne, est devenu à juste titre l’un des critères de l’avancement des sociétés. Des traits discriminatoires tels que l’infériorité des droits de l’épouse en matière testamentaire et testimoniale ; la dissymétrie des pouvoirs entre sexes quant a la répudiation ; la retombée du voile enfin, qui, après trois ou quatre générations de recul, se manifeste à nouveau dans certains milieux comme exigence identitaire, ont bien de quoi préoccuper.

IV. TIRER L’AVENIR DU SOUVENIR ? La Mustançirîya de Bagdad, où nous déambulions, offrait son cadre somptueux à notre dialogue. Je l’avais connue, moi, lors de ma première visite en ce pays (1956), véritable champ de ruines. Ce n’était plus aujourd’hui que surfaces lisses, magnifiques profils, délicieuses ciselures. Mon admiration laissa percer la critique. "Nos architectes", dis-je à mes compagnons, "quand ils restaurent un temple grec, prennent soin de signaler leurs ajouts par des différences perceptibles : ainsi par l’absence de cannelures sur les tronçons de fûts rapportés. Tandis que cette Madrasa [école, hostellerie d’étudiants] du XIIIe, la voici ramenée de plain-pied à notre époque"

L’architecte iraquien m’expliqua que "restaurer", pour eux, c’était rétablir une continuité existentielle et non pas exhumer un objet d’étude. Et moi je me disais in petto que Heidegger aurait pu viser l’Islam dans sa célèbre formule : "Présence, c’est à-venir, par décret de l’Immémorial"


Vitalité, temporalité. L’Islam se veut affirmation de l’Immuable. Des centaines de milliers d’hommes témoignent simultanément, et si l’on veut, paradoxalement, de sa permanence et de sa temporalité. Le problème pour lui n’est pas de demeurer, ni de croire en soi, ni même de participer à un monde du mouvant et du relatif, c’est de faire la jonction entre ceci et cela. C’est de se construire une problématique à l’échelle de la variation des époques et de la variété des milieux. Le fait-il ? Ou même en conçoit-il la nécessité ? Rien de moins sûr. C’est en ce sens que devrait porter l’effort de ses réformateurs.

J’entends bien que tout aggiornamento, compte tenu du trait de caractère qu’on signalait plus haut, doit s’autoriser pour lui du passé. De là cette notion d’"authenticité" (açala), que même le théoricien d’un parti laïc comme le Baath, Michel Aflaq (1910-1989), inscrivit à son programme. Açâla wa Mu’âçara , "modernité dans l’authenticité", telle avait été la formule-choc du discours prononcé par Nasser pour les célébrations du millénaire du Caire (1969). Le penseur marocain M. Abed al-Jabri entend lui aussi pratiquer une jonction de ce genre entre le renouveau et le "patrimoine" (turâth). On retrouverait ainsi la ligne d’Averroès.

C’est là une position philosophique très féconde. Mais les solutions de masse ne s’entrevoient que du côté de la "raison pratique", celle-là même qu’Averroès reléguait eu deuxième degré de sa hiérarchie et qu’il appliquait en tant que grand juge. Pourquoi ? Parce que de tout temps, l’Islam a visé la guidance des murs et que dans cette tâche, assignée aux fuqaha ["savants" et particulièrement "juristes"], il n’a nullement perdu la confiance des foules. Pertinente, à cet égard, nous paraît la recherche d’un penseur égyptien, Hasan Hanafi, attentive à dégager, par une critique novatrice de la jurisprudence affleurante au niveau familier des conduites, un renouvellement qui de proche en proche irait jusqu’aux principes.

L’inacceptable. On pourrait citer d’autres efforts. Ils n’ont pas prévalu, jusqu’à présent sur un conservatisme que les moyens modernes d’unanimité (presse, télévision) rendraient plus opaque que jadis. Plus oppressif à coup sûr que la situation qui, dans les premiers siècles de l’Islam, opposait entre eux les champions des rites et des sectes, celles-ci dépassant en nombre les soixante-dix. Le foisonnement d’alors, s’il ne revendiquait nullement, bien sûr, les droits de la libre pensée, n’en témoignait pas moins d’un bouillonnement des esprits, d’un dévouement à la vérité, d’un pluralisme de fait, que l’on chercherait vainement aujourd’hui.

C’est avec tristesse, en revanche, que l’on observe le renouveau des censures et des inquisitions, la substitution de l’anathème à l’argument, et de l’assassinat pur et simple à la discussion d’idées. Ainsi tomba Farag Foda, ainsi Nagib Mahfouz, prix Nobel, subit-il l’objection du poignard, ainsi meurent tous les jours des intellectuels algériens. Et l’on peut dire qu’avec Ehsan Tabari (1916-1989), penseur et poète iranien de culture internationale, mort emprisonné, l’Iran des mollah-s avait inauguré sinistrement ce vertige suicidaire.

Décrire une pareille situation, c’est en faire éclater le caractère inacceptable, sous l’angle même de la continuité islamique. Il serait peu crédible, pour une procédure qui revendique un ressourcement dans l’origine, de se soustraire à la connaissance de ses sources. Que cette connaissance se veuille informée des méthodologies modernes, on ne voit pas comment elle pourrait escamoter un tel préambule, et s’épargner les libres recherches des intelligentsias.

Autre trait alarmant, le tour xénophobe que prend, en fait, chez certains, la défense de la foi. Rien de plus étranger à l’Islam ! Parmi les Compagnons du Prophète se reconnaissaient un Africain, un Persan et un Grec, cependant que l’épisode abyssin ouvrait des horizons encore plus vastes. C’est pourtant en terme d’inégalité politique que furent posés, dès les débuts de la conquête, les rapports de l’Etat musulman avec les Gens du Livre. Certaines de ces dissymétries se pratiquent encore, comme en sens inversé dirait-on : par centaines de mille, des Maghrébins, des Turcs, des Africains musulmans s’établissent maintenant, à titre temporaire ou définitif, dans la cité occidentale. Que faire ?

Parenthèse IV. Ce cheikh d’origine indienne vit à Paris depuis la séparation de l’Inde et du Pakistan, dont il tient encore Gandhi pour responsable. Sa silhouette frêle hante bibliothèques et Facultés. Grande est son érudition, ascétique son régime. Il subsiste, dit-on, d’une poignée de dattes et d’une bouteille de lait par jour. Quand je lui fais part des réflexions ci-dessus, il s’exclame :

"La solution la plus juste et la plus aisée ne serait-elle pas, pour vos gouvernements, de nous traiter comme jadis nos califes faisaient les Gens du Livre : en les érigeant en communautés autogérées selon leur droit interne, au prix d’une allégeance exacte au souverain ? Cela vous épargnerait bien des complications et des confusions, à nous bien des problèmes".

J’éprouve un certain mal à lui soutenir que notre République se veut unitaire et laïque, et que c’est là la condition même de sa libéralité à l’égard des différences. Il m’objecte qu’en fait, aujourd’hui, beaucoup de ces différences se crispent en habitats séparés. Et qu’aux Etats-Unis, en Angleterre même, les choses vont bien plus loin, jusqu’à la ségrégation.

"Ce n’est là", lui dis-je, "qu’un corollaire du problème. Ce qui en constitue le fond, ce n’est pas la différence de quartier, ni de figure, mais le défaut de référence commune. Alors, vivre en scaphandre, ou souscrire, pour l’essentiel, aux mêmes valeurs ?

•   Mais quel est l’essentiel ?" me demande-t-il en souriant.

Le dilemme posé reste toujours celui du choix déchirant à faire pour les minorités nombreuses que l’Islam projette en Europe et dans les deux Amériques : ou d’accepter une "vie en scaphandre", ou d’inventer des évolutions compatibles au milieu d’accueil.

Tout comme une théologie de la mise à jour du patrimoine, ne manquerait-il pas à l’Islam une théologie de l’Autre et de l’Ailleurs ?

L’espace et l’histoire dans le droit. Si l’on date de la fin du IXe siècle de notre ère la maturité des grandes écoles juridiques, constitutives de ce qu’on appelle aujourd’hui la sharî’a, la "Loi", ou Sunna, le "Système", on ne peut éluder ces constats :

Il s’était écoulé auparavant plus de deux siècles de développement pour l’Islam : exercice jurisprudentiel, recherche doctrinale, expérience politique s’étalant finalement de la Transoxiane à l’Andalousie. De telles péripéties n’auraient-elles pas influé sur le développement de fait du kérygme initial [du grec kêrugma, proclamation par héraut : annonce de la bonne nouvelle] ?

Comment l’histoire ultérieure, jusqu’à nos jours, pourrait-elle être perdue de vue dans l’interprétation et l’application ?

L’aventure de l’homme islamique prend un tour inédit avec les nouvelles vicissitudes de l’histoire des Arabes, Turcs, Persans et autres. L’Islam se recroise à présent avec d’autres religions et cultures sur des territoires qui ne peuvent plus ressortir simplement pour lui d’un Dar al-Harb ou "Espace de guerre", mais de systèmes riverains ou d’un concert international où il doit s’intégrer sous peine de graves mécomptes. Cela, joint au renouvellement accéléré des situations, du cadre de vie, des problèmes, ne peut pas ne pas retentir, jusqu’à un certain niveau, sur ses positions.

Des solutions nouvelles, dans la projection des principes : tel serait l’ijtihâd de notre temps. On doit au penseur iranien Shariati, trop tôt disparu, cette remarque d’évidence que la sharî’a dont se réclament aujourd’hui tant d’activistes les engage non pas au fixisme, mais au contraire à la dynamique qu’implique l’étymologie du mot. Il évoque en effet la voie, l’accès, le cheminement

Parenthèse V (ou Corollaire). Le Mujtahid crut pouvoir conclure : "Une direction féconde de recherche constituerait dans une relecture du patrimoine classique, non plus dans un esprit d’autosatisfaction commun à tous les académismes, mais plutôt, à l’inverse, pour en déceler les failles, les impasses"

Et moi, je me posais, en l’écoutant, des questions perverses : "Pourquoi des pensées aussi fécondes que celles d’Averroès, d’Ibn Khaldoun, ou plus récemment de Shah Waly Allah Dehlawi (1703-1762) ou d’Iqbal, n’ont-elles pas trouvé de continuateurs ? Pourquoi en somme n’ont-elles pas abouti ?

•   Vous oubliez le principal, insista le Mujtahid. Pourquoi traditionnaires et commentateurs ont-ils laissé sans lendemain les invites à la rationalité que prodigue le Coran ? Pourquoi les philosophes, et celui que vous citez en tête, Averroès, ont-ils commenté les Grecs plutôt que le Coran ? C’est un fait, aucun de ces Falâsifa [philosophes arabes hellénisants] ne l’a osé. Jugez de quel prix serait pour nous un Tafsîr [exégèse coranique] composé par l’un d’entre eux !"
IV. VUE D’ENSEMBLE. Mais sommes-nous sûrs que l’histoire occidentale soit tellement indemne de ravages, de déperditions et d’impasses ? Gardons-nous, quand nous examinons d’autres civilisations, de l’eurocentrisme qui désole encore tant de travaux.

En définitive, comment faut-il voir l’Islam ?

Beaucoup de ses fidèles s’étaient ralliés aux lumières venues de l’Ouest, les tenant à tort ou à raison pour affinitaires à leur propre legs. D’ailleurs le cadre de vie ne cessait de se transformer. Les peuples musulmans sont entraînés avec les autres vers l’uniformité mondiale. Mais une part profonde de leurs attitudes semble n’avoir dans la transformation que peu varié. Fidélité ou inertie, résistance au mimétisme ou acculturation inversée, elle aura bravé aussi bien la sollicitation interne que les pressions de l’extérieur. D’une telle défensive, la vigueur de la revendication identitaire est à la fois l’arme et le signe.

Dans ce contexte général, l’Islam, en tant que religion, doit affronter ses propres problèmes. Il n’a pas profité pour les traiter, voire pour les formuler, de la décolonisation qui a suivi la fin des Empires. Leur traitement eût exigé trop de risques pour les dirigeants politiques et des exégèses trop inconfortables de la part des ulémas [savants de l’Islam]. Les uns et les autres ont reculé devant cette tâche, comme avait fait avant eux, pour des raisons différentes, le régime précédent.

Avec le temps et l’accumulation des déceptions politiques, l’Islam apparaît à la plupart des siens comme un recours contre la conspiration de l’étranger, l’échec des régimes et la méchanceté des hommes. Ce rôle-là en est venu, aux yeux de beaucoup, à l’emporter sur le rôle spirituel, bien que subsiste entre l’un et l’autre la synonymie la plus redoutable. On en est venu à proscrire toute atteinte, même légère, toute action, toute expression, toute critique susceptible de léser le symbole souverain. De là à condamner la démocratie il n’y a qu’un pas. Certains groupes le franchissent. Ils font rejaillir sur la communauté musulmane dans son ensemble les imputations d’intolérance et d’obscurantisme qu’ils sontseulsà encourir.

Aucun Musulman éclairé, aucun ami de l’Islam ne se réjouira de pareils amalgames, injustes envers une Loi, une culture et une histoire des plus respectables. Il sera pourtant permis d’observer qu’en cette fin du XXe siècle, cette grande religion ne semble pas avoir trouvé d’ajustements propres à servir la confiance des masses, ni le dynamisme dont elle peut légitimement se prévaloir. L’élaboration d’un Islam de progrès est sans doute seule capable de lui offrir un plus grand commun diviseur entre sa vérité propre et la marche du monde autour d’elle.
Cliquez pour lire l’article de Réda Benkirane : Jacques Berque. Une sociologie vaste et profonde
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De quelques noms cités
(dans l’ordre où ils apparaissent dans le texte principal)
Hasan al-Turâbi (1922-)
Juriste soudanais formé en France, Hasan al-Turâbi dirigea le Front national islamique au pouvoir au Soudan depuis le coup d’Etat de 1989. Souhaiterant se voir reconnaître le rôle de mentor international des forces islamistes, il anima la Commission populaire arabo-islamique (CPAI). Tombé en disgrâce à la fin des années 1990, il a été emprisonné, puis placé en résidence surveillée.

Mohamed Iqbal (1876-1938)
Poète et philosophe indien, aujourd’hui pakistanais, de qui la pensée dynamique chercha une synthèse entre le legs coranique et l’apport de l’Occident. Ses poèmes en urdu, persan et anglais, ainsi que ses oeuvres philosophiques, sont à l’origine de l’idée du Pakistan (Secrets du non-moi ; Le Glaive de Moïse ; Message de l’Orient ; Livre de l’éternité). Dans un ouvrage magistral, The reconstruction of religious thought of Islam (1934), il fonde en synthèse originale avec ses propres idées les inspirations du rénovateur indien Ahmad Sirr Hindi (1562-1620), de Nietzsche et de Bergson.

Fârâbi (870-950)
Philosophe originaire du Turkestan occidental, Abû Nasr Muhammad al Fârâbi, vécut à Bagdad et Alep. Grand spécialiste et commentateur d’Aristote, admirateur de Platon avec qui il tenta d’accorder sa philosophie, il est l’auteur de : L’accord entre les vues des deux sages, Platon et Aristote ; Livre des principes de la Cité vertueuse ; Livre de la constitution politique. Sa cosmologie met en rapport l’intellect des sages et des prophètes avec l’ordre étagé de l’univers, lui-même émané d’une source divine. La doctrine d’Al Fârâbi influencera Avicenne et Averroès.

Avicenne (980-1037)
Médecin et philosophe d’origine iranienne, Abû Ali Husayn ibn Abdallah Ibn Sinâ est connu en Occident sous le nom d’Avicenne. Auteur d’un Canon de la médecine qui fournit longtemps la base des études médicales en Europe, il écrivit en arabe et en persan des oeuvres philosophiques et mystiques, parmi lesquelles Kitâb al-Shifâ (le Livre de la Guérison), sur la logique, la physique et la métaphysique, et Kitâb al-Najât (le Livre du Salut). Sa "Philosophie orientale" ou illuministe, appelle le moi à l’intuition de Dieu, "l’Intellect Agent".

Le Vicaire savoyard
Ce texte de Jean-Jacques Rousseau, qui s’intitule in extenso La profession de foi du vicaire savoyard, fait partie de L’Emile (1762). Un dialogue entre un prêtre et le futur précepteur d’Emile permet à Rousseau d’exposer le principe d’une religion naturelle dont le "culte essentiel est celui du cur". Le Vicaire s’appuie sur l’évidence d’un ordre sensible de l’univers et le sentiment intérieur pour déduire l’existence d’un dieu créateur éternel, intelligent, bon et juste. Ce texte fervent eut une influence considérable sur son époque.

Kindî (796-873)
Le philosophe Abû Yûsuf ibn Ishaq al Kindî, réputé comme le plus ancien philosophe arabe, connaissait les philosophes grecs par leur traduction. Il ne voyait pas d’opposition entre la philosophie et la révélation prophétique. Il est l’auteur de plusieurs traités qui furent traduits en latin au Moyen Age (De quinque essentiis ; De intellectu ; Sur la philosophie première) et de sept ouvrages sur l’art musical.

’Allâl al-Fâsî (1906- 1974)
Homme politique marocain, ’Allâl al-Fâsî fonda le parti Istiqlâl et joua un rôle important pour l’indépendance du Maroc. Après cet évènement, il se fit d’abord un supporter critique du Royaume avant d’entrer dans l’opposition. Poète, essayiste, il s’inscrivait dans la ligne du réformisme islamique tout en prenant en compte l’originalité culturelle de l’Occident musulman.

Ferdinand de Saussure (1857-1913)
Linguiste suisse, auteur d’une méthodologie nouvelle qui révolutionna la pensée. La langue, système abstrait, fait social, se distingue de la parole, réalité concrète, mouvante et individuelle. La signification repose sur un système structuré de différences, et la distinction entre le signifiant et le signifié annonce la théorie générale du signe que sera la sémiotique. La publication posthume de Ferdinand de Saussure, son Cours de linguistique générale, exerça une influence majeure sur les contemporains (Benveniste, Lévi-Strauss, Merleau- Ponty, Lacan). Elle annonçait le développement présent de plusieurs branches de la linguistique et des sciences sociales.

Rashid Ridha (mort en 1935)
D’orignine syro-libanaise, il défendit le retour à la pureté originelle de la doctrine islamique. Il fait partie des réformistes aux yeux desquels l’Islam est tolérant et rationnel, n’est pas hostile au progrès, accepte les innovations techniques de l’Occident quand il ne les devance pas. Sa revue "Al-Manâr" joua un grand rôle intellectuel dans l’Entre-deux Guerres.

Martin Heidegger (1889-1976)
Philosophe allemand, recteur de l’université de Fribourg en Brisgau entre 1928 et 1934. Vivement controversé pour ses compromissions avec le nazisme, Heidegger est l’auteur d’une oeuvre novatrice, où il s’interroge sur l’être, sur la temporalité et sur le langage (L’Etre et le Temps, 1927 ; Kant et le problème de la métaphysique, 1929 ; Qu’est-ce que la métaphysique, 1929 ; etc.)

Mohammed Abed al-Jabri
Philosophe marocain contemporain, qui cherche à pratiquer la jonction entre renouveau et "patrimoine". Abed al-Jabri est professeur à l’université de Rabat et auteur de Naqd al-aql al-arabî [Critique de la raison arabe], 1992, et d’une Introduction à la critique de la raison arabe, 1994.

Hasan Hanafi
Penseur égyptien contemporain, auteur de Al-Turâth wu’l-Tajdîd [Patrimoine et Rénovation], il a développé une réflexion féconde sur la notion de gauche islamique, puis sur celle de théologie de la libération.

Alî Shariati (1933-1977)
Théologien shiite, né à Meshed, en Iran. Il reçut une vive impression d’études en France, dont il tenta de tirer une dynamisation de la doctrine islamique : Al-’awda ila’l-dhât [Retour à l’identité], traduit de l’arabe en 1981 et Histoire et destinée (Morceaux choisis en français), 1982.

Ibn Khaldoun (1332-1406)
Historien et penseur maghrébin, auteur d’une monumentale Histoire des Berbères dont les Prolégomènes dessinent une première sociologie de l’histoire. N’ayant pas laissé de disciples, il a connu la notoriété bien plus tard, sous l’influence, sans doute, de l’orientalisme.

Shah Waly Allah Dehlawi (1703-1762)
Théologien indien, Dehlawi traduisit le Coran en persan. Rénovateur canonique par excellence, il a laissé une uvre magistrale, Hujjat Allah al-bâligha [L’efficiente plaidoirie de Dieu] et maints autres traités.

Farag Foda
Journaliste égyptien, auteur d’articles et de brochures d’un ton très libre, assassiné en 1993.

Averroès (1126-1198)
Abû’l-Walîd Muhammad ibn Rushd, appelé Averroès par les Latins, fut un juriste et philosophe qui fit école en Occident par son Commentaire d’Aristote. Dans son Façl al-Maqâl [Traité décisif] il distingue des autres voies une voie proprement rationnelle d’accéder à la vérité, ce qui constituait à l’époque une audace percutante.

Ayatollah Ruhullah Khomeiny (1902-1989)
Théologien iranien, Khomeiny étudia à Qom où, dès 1960, il obtenait le titre d’ayatollah, grade suprême du "clergé" chiite. Oppositionnel, emprisonné, exilé d’abord à Najaf (Irak) puis réfugié en France, il rentra en Iran après le départ du Shah. Il a publié notamment Vélayat-i Faqih [Régence pour le savant] où il revendique la prééminence des ulémas (docteurs de l’Islam) dans la conduite du gouvernement.

Nagîb Mahfouz (1911-)
Romancier égyptien dont l’oeuvre considérable, après avoir commencé par des peintures réalistes de la vie des vieux quartiers du Caire, a pris un tour de plus en plus novateur, interrogatif et parfois critique à l’égard de la société. Les dévôts reprochaient à Nagîb Mahfouz d’avoir retracé, sous une forme inconvenante, la succession des trois monothéismes dans son roman Awlâd Hârati-nâ, 1954 [Les gars de notre quartier], traduit en français sous le titre Les fils de la Médina, 1991. Aussi fut-il poignardé par un extrèmiste. La revue cairote Al-Qâhira consacra à cette affaire un numéro spécial sous le titre "La plume et le couteau", novembre 1994. Nagîb Mahfouz a reçu le prix Nobel de littérature en 1991.
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 Sur quelques notions évoquées dans le texte
Opposition de la grâce et de la nature dans le christianisme
La grâce, aide surnaturelle qui rend l’homme capable d’accomplir la volonté de Dieu et de parvenir au salut, tranche sur le comportement naturel de l’homme. La théologie cherche à montrer le rapport entre la grâce, comprise comme une substance spirituelle, une force divine infusée à la nature humaine par les sacrements, d’une part, et la nature de l’homme, sa liberté et son pouvoir de décision, d’autre part. Après des siècles de divisions sur ce thème difficile, l’oecuménisme aurait permis de réaliser là-dessus un certain consensus.

Débat de la prédestination
La prédestination est la doctrine théologique selon laquelle Dieu choisit lui-même de sauver l’homme. C’est aussi l’intention qui aurait animé Dieu quand il a, de toute éternité, déterminé le destin de l’humanité et l’avenir du monde. Le Coran mentionne à plusieurs reprises le "décret divin" par lequel toutes choses ont été créées et décidées. Leibniz disait à ce propos : "Tout est déterminé sans doute, mais comme nous ne savons pas comment il l’est ni ce qui est prévu et résolu, nous devons faire notre devoir, suivant la raison que Dieu nous a donnée et suivant les règles qu’il nous a prescrites." En Islam, l’apparente contradiction entre la liberté de l’homme et la prédestination de ses actions a fait l’objet d’abondantes controverses où s’affrontaient qadariyya (partisans du libre arbitre) et jabariyya (partisants du "c’est écrit" ou maktoub). L’orthodoxie sunnite recherchait entre ces deux tendances opposées un juste milieu.

Scolastique
La scolastique, régime de pensée et d’enseignement en honneur au Moyen Age à partir du XIIIe siècle, principalement en théologie, se caractérisait par la lectio, commentaires destinés à faire comprendre des oeuvres de nature religieuse, philosophique ou scientifique, la quaestio, questions posées par le maître afin de résoudre des problèmes de théologie ou de philosophie selon un schéma rigoureux, et la disputatio, débat public entre maître et élèves. Cette méthode permit le développement des arts du langage, en particulier de la grammaire et de la dialectique. Parmi les scolastiques célèbres on peut citer :

Pierre Abélard (1079-1142) qui enseigna la théologie scolastique et la logique. Chanoine de Notre-Dame de Paris, il fut aimé d’Héloïse et l’épousa en secret. En butte à de vives oppositions doctrinales, auxquelles s’ajoutent les rancoeurs de l’oncle d’Héloïse, le chanoine Fulbert qui le fait émasculer, Abélard subit une nouvelle condamnation provoquée par Saint-Bernard. Il fonde le couvent de Paraclet et meurt à Cluny.

Ramon Llull (1235-1315), théologien, poète et alchimiste catalan. Sa vie et son oeuvre furent dominés par la volonté de répandre le christianisme : il s’opposa aux doctrines d’Averroès, s’attacha à enseigner l’arabe et l’hébreu dans les universités, et entreprit de nombreux voyages pour convertir les musulmans d’Afrique du Nord où il passe pour être mort, probablement lapidé. Ramon Llull donna au catalan son prestige littéraire.

Jihâd
Etymologiquement, jihâd signifie effort tendu vers un but déterminé, par exemple effort sur soi-même en vue d’un perfectionnement. La racine du mot j.h.d. ne vise que "l’effort", la "peine". D’après la doctrine classique générale et dans la tradition histor

ique, le jihâd consiste en l’action armée en vue de la défense de l’Islam, et, éventuellement, de son expression. En principe, le jihâd est la seule forme de guerre concevable en Islam. A cette racine se rattache aussi, au réfléchi, le terme canonique d’ijtihâd, "initiative" en matière doctrinale ou jurisprudentielle. Selon l’adage, "la porte de l’ijtihâd s’est fermée" depuis le IVe siècle de l’Hégire, c’est à dire à peu près depuis notre Xe siècle, faisant place au traditionalisme et au conformisme (taqlîd).

Califat
Terme dérivé de celui de calife, souverain musulman et successeur de Muhammad. Par extension, le califat est le territoire soumis au calife, la durée de son règne ou de sa dynastie. L’institution califienne naquit au lendemain de la mort du Prophète, quand le nouveau chef de la communauté, Abû Bakr, devint khalîfat rasûl Allâh, remplaçant ou "successeur" du Prophète. En mars 1924, les Turcs ont aboli le califat et la umma perdit son cadre institutionnel. La déchéance du califat provoqua en Egypte la thèse audacieuse du cheikh Alî Abd al-Râzîq sur L’Islam et les sources du pouvoir (1926), tentative de laïciser le droit constitutionnel qui souleva un énorme scandale et resta malheureusement sans lendemain.

Soufis
Mystiques de l’Islam. Mot d’origine arabe, le soufisme (terme dérivé de çoufi , mot qu’on met en rapport avec çouf, "laine", allusion au vêtement grossier que revêtaient les ermites) sert communément à désigner la mystique islamique. Il recouvre une multitude de courants, souvent divergents dans leur pratique et leur doctrine. Le soufisme est reconnu en Islam comme une démarche religieuse à part entière, même s’il suscite souvent des réactions de rejet de la part de l’orthodoxie sunnite.

L’épisode abyssin de la vie du Prophète
Quelques années avant l’Hégire (émigration massive des premiers Musulmans vers Médine), la persécution devint si redoutable que Mahomet envoya un groupe de ses partisans chercher refuge en Abyssinie. Le souverain chrétien de ce pays leur fit bon accueil ; la tradition rapporte qu’il fut ému aux larmes en entendant ces Arabes affirmer la plus profonde vénération pour Jésus et la Sainte-Vierge.

La tradition historique de respect des autres religions
La notion de l’Islam répandu par l’épée (du moins pour les premiers temps de l’expansion arabe) est abandonnée depuis que l’étude critique des sources a montré que les Arabes vainqueurs ne laissèrent jamais aux vaincus l’alternative de se convertir ou d’être exterminés. Ils contraignaient simplement les Gens du Livre (les Juifs et les Chrétiens) au paiement d’une capitation et à l’allégeance au souverain, moyennant quoi ils garderaient le droit de s’administrer. C’est le statut de dhimî :


Ne controversez avec les Gens du Livre que de la plus belle sorte, sauf avec ceux qui auraient fait preuve d’iniquité.
Dites, par exemple : "Nous croyons à la descente sur nous opérée, à la descente sur vous opérée. Notre Dieu ne fait qu’un avec le vôtre. A lui nous nous soumettons."
Coran, XXIX, 46 (Trad. J.Berque).


Les Arabes victorieux eurent tôt fait d’assimiler les Zoroastriens de Perse aux Gens du Livre. Seuls les païens idolâtres, auxquels les Musulmans eurent rarement affaire au début, subirent des traitements plus durs. La préoccupation majeure des conquérants ne semble nulle part avoir été la conversion directe des vaincus, mais l’établissement de leur propre hégémonie et l’organisation du paiement du tribut qui en était la conséquence immédiate. L’histoire raconte que le calife Omar ne voulut entrer à Jérusalem qu’avec un petit nombre de ses compagnons. Il demanda au patriarche Sophronius de l’accompagner dans tous les lieux consacrés à la tradition religieuse et déclara ensuite aux habitants qu’ils étaient en sûreté, que leurs biens et leur églises seraient respectés, et que les Musulmans ne pourraient faire leurs prières dans les églises chrétiennes. La conduite d’Amrou en Egypte ne fut pas moins bienveillante. Il proposa aux habitants une liberté religieuse complète, une justice impartiale pour tous, l’inviolabilité des propriétés et le remplacement des impôts excessifs des empereurs grecs par un tribut annuel.

Inverbation
Le Coran est considéré par les Musulmans comme le livre saint par excellence. C’est la parole de Dieu devenue livre (inverbation). La théologie musulmane a d’abord débattu d’un propos crucial : le Coran est-il créé ou incréé ? La majorité des savants considère qu’un livre qui est la parole de Dieu ne peut pas avoir été créé puisque la parole de Dieu a toujours existé. Le Coran serait donc incréé et éternel : telle est la position de la doctrine classique.
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Quelques termes
Etiologie
D’étude des causes des maladies, l’étiologie devient aussi synonyme de recherche des causes objectives d’un rite ou d’une coutume.

Eschatologie
Ce qui a trait aux théories et récits de la fin du monde et de l’homme, ainsi qu’à la résurrection et au jugement dernier.

Mosaïsme
Ensemble des doctrines et institutions religieuses que les Juifs reçurent de Moïse. Synonyme de Judaïsme.

Transoxiane
Nom donné à une région d’Asie s’étendant au sud-est de la mer d’Aral vers les contreforts de l’Hindou-Kouch, comprenant les villes de Samarcande et de Boukhara.


Sources : Jacques Berque ; Découverte de l’Islam, par Roger du Pasquier, Paris, Seuil, 1984 ; Encyclopédie de l’Islam ; L’Islam, par Anne-Marie Delcambre, Paris, La Découverte, 1991 ; Dictionnaire encyclopédique de l’Islam, par Cyril Glassé, Paris, Bordas, 1991.

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Jacques Berque : une sosiologie vaste et profonde

16 Mai 2011 , Rédigé par intelligentsia Publié dans #sociologie

Jacques Berque. Une sociologie vaste et profonde
par Réda Benkirane - publié le jeudi 24 août 2006

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«  L’ampleur de l’embrassement, la multiplicité des angles de vue pouvaient seules à mes yeux fonder l’étude d’une société. Or comment sur tant d’objets garder un ton uni, déverser la même compétence ?  »
Jacques Berque, Mémoire des deux rives. 1


Dans un article paru dans la revue suisse Le Temps stratégique une semaine avant sa mort survenue le 27 juin 1995, Jacques Berque explorait, en un texte magistral, une question immense : Quel islam ?
Il nous a paru important à double titre de rappeler ce dernier écrit de Berque ; tout d’abord, par son ampleur et sa profondeur, ce texte tisse des ramifications qui portent loin le regard, signalant les dimensions enchevêtrées (culturelle, politique, sociale, etc.) de la question posée. Par ailleurs, à lui seul, ce texte pourrait résumer l’ensemble d’une œuvre culminante avec un essai de traduction du Coran 2. D’une certaine manière, on peut percevoir ce court texte-synthèse, accessible à un large public, comme une sorte de testament intellectuel où Jacques Berque a exprimé ses dernières pensées, dans le contexte d’une décennie belliqueuse et destructive pour tout le bassin méditerranéen .
A celui qui ignore le monde de l’Islam ou qui persiste encore à le penser mal (c’est-à-dire à le percevoir/représenter, au Nord comme au Sud, de façon unidimensionnelle) ce texte de Berque est aussi en soi une voie d’approche. L’auteur de L’Orient second a une manière toute particulière d’élever le niveau de connaissance de son lecteur. Son style, toujours, mobilise les facultés d’intelligence et de sensibilité ; il y réussit à tel point que le lecteur finit lui-même par identifier (et se démarquer) des généralisations — et des spécialisations — abusives auxquelles nous ont habitués les médias ainsi que — il faut ici le déplorer — certains chercheurs de l’islam politique.
Car il y a eu une tendance fâcheuse, cette dernière décennie, à représenter le monde arabo-musulman uniquement sous le prisme politique. Ce danger d’un « tout politique » est également un péril endogène qui a fait le malheur de l’arabisme et aujourd’hui de l’islamisme.
A force de réduire l’Islam à l’islam politique, les analystes, autant que les praticiens de la mouvance dite islamiste, ont pavé la voie à l’incompréhension réciproque. Beaucoup d’observateurs estiment qu’une frange de politologues, à force de focaliser uniquement sur une frange de l’islam politique, a fini par la nourrir pour aboutir à cette confusion tenace entre Islam et islamisme. Ceci a été relayé par les médias et l’édition à grands tirages et aux titres simplificateurs. Des deux côtés de la Méditerranée, on s’est activé à entretenir cette confusion, en optant pour les mises en équation sommaires. Il n’y a pas eu de progrès dans la connaissance si ce n’est une production significative de l’air du temps, un matériel relevant plus de la scène du renseignement ou d’un journalisme de bonne facture que de la recherche scientifique à proprement parler. Les exemples de cette focalisation dangereuse sont très nombreux et il n’y a pas place ici pour les détailler3.
L’hypothèse centrale de Berque postulait que les Arabes se dirigeaient au XXe siècle « du sacral à l’historique », hypothèse qu’il faudrait réexaminer sous l’éclairage de son œuvre ultime et majeure, la traduction du Coran. Or de la démarche islamiste, Berque nous dit qu’elle ne lui aura servi à rien dans ce travail, car il n’y a pas trouvé de production pertinente sur les études coraniques. La désacralisation est donc une donnée historique incontestable et l’islamisme (ou islam politique) n’en est que la manifestation la plus récente.
« La connaissance orientale que je m’efforçais de ranimer, je ne lui voulais rien de commun, pour le meilleur et pour le pire, avec l’exposé de Sciences Po ou l’enquête journalistique. Je la voulais fondamentale » précise encore Berque dans ses Mémoires des deux rives 4. C’est justement à une connaissance à la fois dynamique et fondamentale — rétrospective, introspective et prospective — qu’appelle de façon urgente le monde du XXIe siècle. En ce sens, le dernier texte de Berque en appelle à une créativité qui fait défaut autant au nord qu’au sud de la Méditerranée : au lieu donc de politiser le civilisationnel, mieux vaudrait civiliser le politique, tel est en substance le message que nous a adressé Jacques Berque juste avant de nous quitter, manière selon lui de refonder le système mondial sur des bases sûres à partir d’intangibles principes universels. Il semble à cet égard que nous n’ayons tiré aucune leçon de la guerre du Golfe — première version démonstrative de la guerre de l’information — dont nous récoltons depuis une décennie les fruits empoisonnés et dont d’une certaine manière nous observons actuellement le prolongement sur de nouveaux fronts.
Hélas, la conception géopolitique des religions et des cultures (sans parler de leur marchandisation), qui a concouru à la fortune récente d’une théorie en sciences politiques5, a fait de celles-ci des sources de conflit alors qu’elles sont d’abord des matrices, sources d’inépuisables richesses pour une société du savoir — amenée demain à se propager — basée sur un mode de production radicalement nouveau, celui de l’abondance et de l’échange du bien immatériel.
Du point de vue des sciences sociales, la sociologie de Berque fut, à n’en pas douter, en avance sur son temps. Il semble en effet que l’ère du savoir hyperspécialisé qui a régné à l’Université depuis une trentaine d’années touche à sa fin. La multidisciplinarité, la transdisciplinarité et, mieux encore, le remembrement de disciplines scientifiques jusque-là séparées au sein des facultés universitaires sont devenus un impératif incontournable pour le développement des sciences de la matière, du calcul et du vivant. Il n’y a pas d’autre voie pour aborder la complexité du monde, irréductible à la vision déterministe et mécaniste, vestige de sciences « dures » d’un autre âge. L’astrophysicien qui s’attache à l’étude de la formation de l’univers, des galaxies et des étoiles, travaille aujourd’hui main dans la main avec le physicien des particules qui observe le comportement étrange des particules subatomiques. L’infiniment grand et l’infiniment petit convergent inévitablement lorsqu’il faut considérer les origines de l’univers. A l’échelle de l’humanité, où les religions et les civilisations sont des résumés d’univers, pareilles dynamiques d’émergence sont à l’œuvre ; le phénomène le plus significatif auquel on assiste actuellement est l’interférence — souvent constructive — entre le local et le global. Or de l’aveu même des physiciens, des mathématiciens, des biologistes, il n’y a pas plus irréductible/imprévisible que le comportement d’une société, il n’y a pas d’objet plus complexe au sein de l’univers que le cerveau de l’homme... Il semble donc que les sciences sociales dites « douces » soient condamnées à se délester de l’ancien paradigme, réductionniste, à l’origine de la spécialisation et de la technicité croissantes du savoir. Que l’on soit bien compris : ce n’est pas la fin de la spécialité dont il s’agit, mais celle-ci requiert dorénavant des aptitudes à pouvoir relier des savoirs d’autres disciplines, d’analyser en «  zoomant » du macro- au microscopique, de « contextualiser  » pour décrire avec rigueur autant le tout que la partie.
On le voit bien, l’argument de la multidisciplinarité, manifeste tant défendu par Berque, inscrit dans chacun de ses livres et de ses terrains sociologiques, fut donc prémonitoire.
«  L’Islam est une réalité qui défie l’analyse » avait écrit le philosophe pakistanais Mohamed Iqbal. Pour contourner l’immense difficulté, Jacques Berque ne trouva pas mieux que de développer une sociologie vaste et profonde. Mais attention : une théorie d’emblée vaste ne peut jamais s’approfondir, seule l’inverse est si l’on peut dire possible. Il faut descendre profond, au niveau des fondations, puis tenter la tâche titanesque d’élargir jusqu’à ce que la lumière parvienne et qu’elle éclaire le champ de recherche, ses milles et une vérités, toutes provisoires comme la lumière d’ailleurs. Ce que Berque proposa toute sa vie, jusqu’à ses ultimes explications que nous reproduisons dans ce qui suit, c’est une tentative de prise totale du réel, pour rendre compte non pas d’une dimension unique (politique, religieuse, économique, sociale,…), ou d’une séquence particulière (l’ère des indépendances) mais pour formuler une sorte de « théorie du tout ». La méthode de Berque est une singularité  ; signalée à la fois dans un vécu qui parcourt l’occident et l’orient du monde arabe, remontant des dialectes arabes à la langue classique en passant par l’arabe médian et sans compter des essais de grammaire comparée, elle a généré dans le texte les divers facettes et enjeux de l’arabité et de l’islamité. Ajoutons à cela qu’une raison poétique anime l’œuvre de Berque, celle-ci rend le monde qu’il décrit proche, coloré, incarné. L’homme a travaillé sa langue d’expression, le français, tout en instruisant sur la langue du dâd (l’arabe), support indépassable du troisième monothéisme. Le croisement est réussi, mieux encore, il y a de la beauté en cette « histoire sociale de l’Islam contemporain ».
Une autre question qu’il faudrait encore relever concerne les rapports de Jacques Berque avec l’orientalisme et sa longue expérience de fonctionnaire de l’administration coloniale. Le sociologue a rencontré l’orientalisme mais il était déjà porteur d’une arabité héritée par la terre natale, l’Algérie qui colle à la peau. «  Autant qu’il était en moi, j’avais travaillé dans le sens de l’histoire maghrébine, et cela du sein même de l’administration coloniale. » 6 Et c’est précisément cela qu’il faut retenir ; le sens de la trajectoire, impeccablement alignée sur la flèche du temps physique, qui déprogramme — il n’y a pas d’autre mot — le projet orientaliste. Si donc Berque fut en quelque sorte « le dernier orientaliste  », il ne le fut certainement pas sur un mode nostalgique 7 mais plutôt comme l’annonciateur de l’aube des « premiers occidentalistes », ces décrypteurs des sociétés consuméristes qui, dans un paysage évolutif des plus dynamiques, basculent dans le multiculturel et la multidisciplinarité, dans la mondialisation et la géopolitique du mélange. Nous sommes à cet instant précis de l’histoire. Enfin, il n’y a plus brisure de symétrie et c’est là une bonne nouvelle. C’était aussi inscrit dans l’œuvre de Berque. Pour mémoire.
C’est à une sociologie vaste et profonde, à la mesure de l’étendue des deux rives de la Méditerranée, de sa profondeur historique, de l’épaisseur culturelle de ses sédiments, que nous invite Jacques Berque, cet autre grand frère de la «  pensée méridionale ».
Cliquez pour lire l’article de Jacques Berque : Quel islam ?

1 Communication écrite pour le Colloque international sur l’anthropologie du Maghreb : les apports de Gellner, Berque, Geertz et Bourdieu, Institut d’études politiques, université de Lyon-II, 20 et 21 septembre 2001.
Réda Benkirane est sociologue, auteur de Le désarroi identitaire. Jeunesse, islamité et arabité contemporaines (Cerf, Paris, 2004) et La Complexité, vertiges et promesses. Dix-huit histoires de sciences (Le Pommier, Paris, 2002).
Jacques Berque, Mémoires des deux rives. Paris, Seuil, 1989, p. 263.
2 De cette traduction et de l’essai de commentaire qui l’accompagne, Berque dira des paroles qui en disent long sur sa démarche dans la connaissance de l’Autre : « elle semble excentrée de ma personne par une dictée supérieure. C’est ainsi que les musulmans la sentent. Or je fais miennes leurs attitudes quand j’étudie leur Livre, tout en gardant la distance propre à m’identifier. « Je me mets dans leur tunique », ataqammaçu, dirait l’arabe, en restant moi-même. Comment est-ce possible ? Sympathie ? empathy  ? Max Weber a démêlé ces ambiguïtés. Moi, ce que je constate, c’est que cette fusion passagère fortifie en moi tout ensemble l’identique et le différent. » Mémoires des deux rives. Op. cité, p. 270.
3 Pensons à tous ceux — sans les nommer et à l’exception notable de leur aîné Bruno Etienne — qui, depuis un peu plus d’une dizaine d’années, nous annoncent régulièrement le « réveil  », le « déclin », le « retour » de l’islamisme , ou alors son fait social total, son caractère foncièrement authentique ou alternatif. Il serait intéressant de faire un travail de classification de tous les «  spécialistes de l’islam » de la dernière génération, d’en faire un terrain d’étude pour un politologue, manière de refléter le reflet du miroir…
4 Op. cité, p. 180.
5 Peu de politologues sans doute le savent, mais la théorie de « la guerre des civilisations » n’est pas issue des sciences politiques et l’américain Samuel Huntington n’en est pas l’auteur véritable. En août 1991, l’économiste marocain Mahdi Elmandjra (ancien membre du Club de Rome et de Futuribles international) écrivait, dans son ouvrage en arabe intitulé Première guerre civilisationnelle  : « la guerre du Golfe n’est que le premier épisode d’un conflit Nord-Sud dominé dorénavant par des considérations d’ordre essentiellement culturel ». Elmandjra stigmatisait également dans son ouvrage le risque de « guerres civilisationnelles » ainsi que « les trois grandes peurs de l’Occident », à savoir « la peur de la démographie », « la peur de l’Islam » et « la peur de l’Asie ». On retrouve étrangement ces trois « menaces » dans l’article de Samuel Huntington, The Clash of civilizations, publié en été 1993 par la revue Foreign Affairs, soit deux ans après la publication du livre d’Elmandjra ! Dans le livre qu’il fera paraître en 1996, Huntington citera allusivement Elmandjra. Même s’il n’est pas l’inventeur de cette théorie et si l’on en juge par le nombre impressionnant de références que l’on trouve en sciences politiques sur cette fameuse guerre des civilisations, il faut reconnaître au politologue américain un art consommé du marketing.
Cf. Mahdi Elmandjra, La Crise du Golfe, prélude à l’affrontement Nord-Sud, in Futuribles, Paris, octobre 1990.
Mahdi Elmandjra, Première guerre civilisationnelle, Casablanca, Toubkal, 1992. Samuel P. Huntington, The clash of civilizations and the remaking of world order, New York, Simon & Schuster, 1996.
6 Op. cité, p. 196.
7 « L’orientalisme, je l’avais d’abord agressé, malgré beaucoup de respect pour tel ou tel de ses derniers grands hérauts. Contre lui je m’étais ostensiblement réclamé des sciences sociales ». Op. cité, p. 244.

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Réda Benkirane
Réda Benkirane est sociologue et consultant international à Genève. Page personnelle sur internet : www.archipress.org/reda. Auteur du livre "Le Désarroi identitaire : Jeunesse, islamité et arabité contemporaines" aux éditions Cerf.
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